Le métro, une société en sombre ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 2/05/2014
Le métro ne m'obsède pas et je rassure ceux qui pourraient penser que je le découvre comme un huron naïf.
Il n'empêche que pour moi il est une source infinie de réflexion et de mélancolie.
Non plus seulement, dans ce monde souterrain, pour l'incroyable dégradation du savoir-vivre et de la politesse de proximité. Il serait fastidieux d'évoquer les multiples signes qui viennent au soutien de ma perception et que chacun dans le quotidien peut remarquer s'il est aussi sensible que moi à la nostalgie et aussi peu doué pour l'indifférence.
Tout de même, je continue à faire un sort à cette transgression permanente qui voit ceux qui doivent monter dans une rame ne même pas attendre la descente de ceux qui s'y trouvent pour se mettre en branle. On dirait véritablement qu'il y a là un rapport de force qui sert aux uns à manifester qu'ils ne tiennent pas compte des autres.
Quelque chose aussi de plus subtil qui concerne une péripétie ordinaire à l'intérieur des wagons. Pour peu qu'une personne ait fait connaître son intention d'en sortir, il arrive presque à tout coup que face à la porte une personne ostensiblement inerte lui bouche le passage avec cette placidité dont on ne sait si elle est maligne ou distraite.
Un homme sautant par-dessus les tourniquets d'accès du RER B à la Cité Universitaire bouscule une femme âgée de 74 ans qui chute lourdement, sa tête heurtant le marche-pied de la rame survenant à cet instant. Son état est jugé très grave. Le fraudeur, lui, est en fuite.
A la station Edgar Quinet, un individu qu'on avait vu descendre tranquillement les marches pour y accéder pousse subitement, des deux mains, une voyageuse qui se trouvait au bord du quai. Celle-ci, déséquilibrée mais sportive, parvient à se réceptionner sur ses deux pieds et opère un rétablissement pour remonter sur le quai alors qu'une rame arrivait en sens inverse.
Son agresseur, âgé de 38 ans, était interpellé quelques minutes plus tard et contestait avoir eu le comportement qui lui était reproché. Sans domicile, sans emploi, déjà connu pour huit affaires dont des actes de violence, il ne souffrirait d'aucune pathologie mentale (Le Parisien).
Je connais, par expérience, une station de métro où, à plusieurs reprises, sous les yeux de guichetiers impassibles et ne criant pas la moindre interdiction, des jeunes ou des moins jeunes ont sauté par-dessus le tourniquet. Certes, je comprends bien que chacun doit demeurer à son poste mais l'indifférence totale manifestée à l'égard de ces transgressions dérisoires mais répétées est révélatrice d'une sorte d'abandon ou de fatalisme civique.
Ce même personnel, pour être honnête, est très serviable quand il s'agit d'aider les gens face aux distributeurs de tickets ou de carnets dont l'usage, pour des étrangers, n'est pas aisé.
Dans cette même station, tard le soir, des contrôles sont parfois effectués en équipe pour vérifier la validité des titres de transport des quelques voyageurs s'apprêtant à revenir à l'air libre. Quand on est profane, on se demande s'ils ne seraient pas plus utiles et opératoires en pleine journée. Mais alors probablement la crainte d'incidents fait qu'on s'abstient.
Je pourrais continuer longtemps ainsi à égrener tout ce qui constitue le métro comme une société en sombre.
L'urbanité disparue. La fraude ostensible. La violence imprévisible. Une autorité qui se tait, s'efface ou se montre rarement, tardivement. Des personnes fragiles bousculées entre la vie et la mort. Des victimes à la résistance et au sang-froid admirables. Une délinquance de précarité mais déjà performante. Une atmosphère, parfois, de cordialité et d'assistance. Entre gris clair et gris foncé, un monde où il ne fait pas bon vivre et où entre la multitude des incidents aimablement annoncés, il arrive que le métro marche et circule et que le service public donne cette douce confiance aux usagers d'un pays sur qui ils peuvent compter.
J'aimerais avoir tort quand on me taxera de pessimisme.