Armée israélienne : L’expérience du crime de guerre
Actualités du droit - Gilles Devers, 4/05/2015
Breaking the silence est une ONG israélienne qui cherche à faire parler ceux qui ne parlent pas, les soldats. L'association a publié hier un document de 240 pages regroupant les témoignages de plus de 60 officiers et soldats engagés dans la guerre à Gaza durant l’été 2014, sous couvert d'anonymat.
Des témoignages concordants et précis, qui recoupent ce qu’on décrit les Palestiniens. Une armée qui a l’expérience du crime de guerre. Voici quatre témoignages.
1
Une unité avait identifié deux personnes marchant dans un verger, à 800 ou 900 mètres d'elle.
Le commandant de l'unité demande aux observateurs de confirmer : « Que voyez-vous ? ». Il demande si les deux jeunes femmes sont dangereuses. C'était la journée, à peu près vers 11h ou midi.
Les guetteurs ne pouvaient pas très bien voir. Le commandant envoie alors un drone afin d'observer de haut les deux personnes. Le drone voit les deux jeunes femmes avec des téléphones, en train de parler et de marcher.
Ils ont alors tiré sur ces filles. Et elles ont été tuées.
Après qu'elles aient été éliminées, j'ai eu le sentiment que c'était des conneries. Sur quoi repose l'incrimination des deux jeunes femmes ? L'observation.
Après cela, le commandant demande au chef de char d'aller parcourir l'endroit. Trois chars sont allés vérifier les corps. Ils ont pu constater que c'était deux femmes, âgées de 30 ans. Elles étaient désarmées. Le chef de char est revenu et nous avons changé de position.
Les deux jeunes femmes abattues ont été répertoriés comme des terroristes. On leur a tiré dessus. Alors forcément, elles devaient être des terroristes ...
2
C'était notre premier chabbat. Plus tôt ce jour-là, l'une des unités a été la cible de missiles anti-chars. L'unité est allée attaquer la zone d'où ont été tirés les missiles. Les gars qui sont restés se souciaient beaucoup moins des civils.
Je me souviens m'être dit que je me foutais complétement d'eux, des citoyens de Gaza. Ils ne méritaient rien. Et s'ils méritaient quelque chose, c'était d'être blessés ou tués. Voilà ce que je pensais.
A ce moment-là, il y avait un vieil palestiniens qui approchait de la maison. Tout le monde se souvenait alors de l'histoire du vieil homme piégé avec des explosifs.
Le vieil homme s'est approché et le gars qui était de faction - je ne sais pas ce qui lui a traversé la tête - il a vu le civil et il lui a tiré dessus. Mais sans succès. Le vieil homme, qui était à terre, se tordait de douleur. Nous nous sommes tous souvenus de l'histoire du vieil homme piégé et aucun des infirmiers ne voulaient aller le soigner.
Il était clair pour tout le monde que deux options s'offraient à nous : soit nous le laissions mourir lentement, soit nous le sortions de sa misère.
Finalement, nous l'avons sorti de sa misère. Un D9, un bulldozer blindé, est venu. Le bulldozer a laissé tomber un monticule de gravats sur le vieil homme et ce fut tout. Afin d'éviter de se poser la question de savoir si le vieil homme portait une bombe ou non - parce que cela n'intéressait personne à ce moment – le bulldozer est venu et a laissé tomber un tas de gravats sur son corps et ce fut tout. Tout le monde savait que, sous ce tas de gravats, il y avait le cadavre d'un homme.
Selon l'enquête, lorsque le commandant de la compagnie a demandé au soldat ce qu'il s'était passé, le soldat a déclaré avoir repéré un homme âgé de 60 à 70 ans et approchant de la maison. L'unité était stationnée dans une grande maison, avec un bon point de vue. Le soldat a repéré le vieil homme venant dans sa direction, vers son poste. Alors le soldat a affirmé avoir tiré près des pieds du vieil homme. Le soldat assure ensuite que le vieil homme a continué de se rapprocher de la maison. Il a donc tiré une balle et touché le côté gauche du vieil homme. Rein, foie, je ne sais pas ce qu'il y a à cet endroit. Mais c'est un endroit dans lequel vous ne voulez pas recevoir une balle. Selon le soldat, le vieil homme a reçu la balle et s'est couché sur le sol. Un ami du soldat en poste est venu et a également tiré sur l'homme, alors qu'il était déjà à terre. Il a ensuite tiré deux balles dans ses jambes.
Pendant que le soldat expliquait la situation, il y a eu une conversation avec le commandant. Parce que cela s'était passé en plein milieu d'une offensive du bataillon, l'histoire du vieil homme n'intéressait personne.
3
Au bout d'un moment, nous avons compris que ça marchait comme ça. Vous quittez une maison et c'en est fini de cette maison. Le D9 (un bulldozer) arrive et l'écrase (...) on a commencé comme ça dans un quartier, du nord vers le sud (...) après notre départ, le quartier était un champ de ruines...
A ce stade, nous sommes retournés dans un secteur où nous avions stationné auparavant. On ne reconnaissait pas le quartier parce que la moitié des maisons avait tout simplement disparu. Tout ressemblait à un film de science-fiction, des vaches errant dans les rues (...) un degré de destruction que nous n'avions pas vu lors de l'opération Plomb Durci.
4
Un jour, le chef du bataillon nous a réunis, pour nous briefer. « Demain soir, on entrera dans la bande de Gaza, nous a-t-il dit. Il faut penser à nos familles, à nos foyers. Ce qu’on fait, c’est pour leur sécurité. » Il nous a parlé des règles d’engagement. « Il y a un cercle imaginaire de 200 mètres autour de nos forces. Si on voit quelque chose à l’intérieur, on a le droit de tirer. »
J’étais le seul à trouver ça bizarre. Il m’a répondu : « Si une personne voit un char et ne s’enfuit pas, elle n’est pas innocente et peut être tuée. » A ses yeux, il n’y avait pas de civils. Si quelqu’un peut nous causer du tort, il est coupable. La marge de manœuvre était très large, ça dépendait de moi et de mon commandant. On n’enquêtait pas sur la cible, comme on me l’avait enseigné pendant la formation. C’était du genre : je vois quelque chose de louche à la fenêtre, ou bien cette maison est trop proche de nous, j’ai envie de tirer. « OK ! », disait le commandant.
On est entré dans la bande de Gaza le 19 juillet. On cherchait des tunnels du Hamas construits entre Gaza et Israël. On devait aussi détruire les infrastructures du Hamas et causer les plus grands dégâts possibles au paysage, à l’économie, aux infrastructures, pour que le Hamas paie le prix le plus élevé pour le conflit et qu’ils y réfléchissent à deux fois, pour le conflit prochain. C’est de la dissuasion. On visait des fermes, des bâtiments, des poteaux électriques. Si des immeubles civils sont élevés, on peut les viser. Officiellement, on nous disait qu’il fallait éviter les victimes civiles, mais en même temps, faire le plus de dégâts possibles. J’étais le seul que ça dérangeait dans mon bataillon. Les autres disaient : « On doit le faire, c’est eux ou nous, ils finiront par nous tuer sinon, c’est OK… »
Au lever du soleil, après notre arrivée, vers 8 heures ou 9 heures, le commandant a demandé à six chars de s’aligner devant Al-Bourej [vaste zone d’habitation au centre de la bande de Gaza]. J’avais réglé ma radio pour entendre les autres chars, chaque tireur pouvait choisir sa cible, au hasard. C’était du genre : « Moi, je vise le bâtiment blanc, là ». Et il fallait attendre le décompte. Personne ne nous avait tiré dessus avant, ni pendant, ni après. Le commandant a appelé ça « Bonjour Al-Bourej ! » A moitié en plaisantant, il disait qu’il voulait leur adresser le bonjour de l'armée. Officiellement, c’est de la dissuasion. On a donc tiré sur des bâtiments civils ordinaires, au hasard. Al-Bourej, c’est un nid de frelons du Hamas, nous a-t-on dit, il serait suicidaire d’y entrer. On le contrôlait par le feu. Chaque jour, toutes les trente minutes, un char s’installait en face et tirait. Lorsqu’un jour, l’un de nos soldats a été tué par un tir de mortier, le commandant nous a dit de le venger, en souvenir. On s’est mis en position. J’ai choisi au hasard un immeuble à 3-4 km, près de la mer, et j’ai visé le 11e étage avec un obus. On a peut-être tué des gens.
Pendant tout ce temps, on était surtout stationné dans une zone rurale autour du village de Juhor ad-Dik, très verte, avec des fermes, beaucoup d’arbres. Quand on est parti, il ne restait qu’un ou deux bâtiments debout. Ils ont pris le bulldozer blindé, le D-9, et ont travaillé cette zone vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, pour la transformer en désert. Le D-9 sert d’abord pour ouvrir la voie aux chars, pour nettoyer les obstacles, les éventuels engins piégés. On nous a dit qu’on voulait aplanir cette zone pour avoir une capacité d’observation pour la prochaine fois.
Il est arrivé, une fois, la 3e semaine, qu’on soit posté en un endroit d’où l’on voyait la route Salaheddine, la grande artère qui traverse la bande du nord au sud. Les gens y circulaient car elle était hors de la zone de combat. On était trois chars. On s’est dit : OK, voyons qui arrivera à atteindre un véhicule ou un vélo. Le commandant a dit : « OK, rendez-moi fier ! » On a parié entre nous, mais c’était trop dur, personne n’a réussi. Mon char datait des années 1980, il ne peut atteindre des cibles se déplaçant vite. Je devais tout calculer dans ma tête en cinq secondes pour anticiper la trajectoire. Et je ne voyais qu’une partie de la route. Il y avait un cycliste. On l’a visé avec une mitraillette de calibre 50, une arme pas du tout précise. J’ai tiré à côté et devant lui. Je l’ai pas vraiment ajusté. Il a détalé si vite, plus vite qu’Armstrong, que tout le monde a ri. C’est l’épisode dont j’ai le plus honte.
Détruire le plus possible