Y a-t-il des innocents ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 3/07/2012
Cette interrogation ne prétend pas être provocatrice. Elle ne renvoie pas non plus à une conception de la condition humaine qui ferait de nous, peu ou prou, des coupables en permanence et par nature, à une vision judiciaire sans illusion qui constituerait chacun comme ayant quelque chose à se reprocher en dépit de toutes les indulgences.
Entendant Hervé Témime, un très grand avocat aussi bien par la compétence, le talent que par l'éthique - disposition à laquelle j'attache le plus grand prix et sans laquelle le professionnel de justice ne peut bénéficier que d'une aura trompeuse -, j'ai été amené, grâce à lui, à m'interroger sur les notions d'innocence et de culpabilité. Evoquant l'affaire Viguier, il soulignait que cet accusé, et d'autres qui avaient été acquittés, avaient toute légitimité pour se déclarer innocents (France Inter).
Qu'une personne acquittée en cour d'assises se prévale ensuite de cet arrêt pour proclamer son innocence me semble un processus normal. Mais, pour celui qui est passionné par la chose judiciaire, les acquittements qui réjouissent la défense apparaissent plutôt comme la consécration de doutes qui ont été reconnus comme tels. Il s'agit moins de l'affirmation d'une innocence - qui imposerait la certitude qu'ailleurs, le véritable coupable existe - que du constat d'une non culpabilité, ce qui n'est pas du tout la même chose même si pour l'acquitté judiciairement sauvé ce pointillisme relèverait de l'argutie.
Cette observation d'Hervé Témime a d'autant plus attiré mon attention que les hasards de l'actualité ont mis en évidence une procédure criminelle engagée en 1997 à la suite de la mort d'Abelaziz Jilal frappé de 108 coups de couteau à Lunel. Abderrahim El Jabri et Abdelkader Azzimani étaient interpellés et, en dépit de leurs protestations d'innocence et malgré l'évidente mauvaise foi d'un témoin, condamnés en premier ressort puis en appel à 20 ans de réclusion criminelle pour complicité de meurtre.
Grâce à l'action obstinée de l'un des avocats, Me Abratkiewicz, la Cour de révision a été saisie le 2 juillet. Elle pourra rejeter la demande ou annuler les condamnations et dans ce cas organiser un nouveau procès (Le Parisien, Le Figaro,Le Monde).
Ce qui a permis cette avancée si rarement accordée est une série d'événements eux-mêmes exceptionnels.
Le témoin peu fiable se rétracte publiquement.
Alors que les scellés vont être détruits, on parvient à en extraire des traces ADN relevées sur la scène du crime qui, versées en 2010 au fichier national, vont permettre l'identification d'un manutentionnaire dont l'ADN avait été recueilli un an auparavant. Ce mis en cause reconnaît sa culpabilité et donne le nom d'un complice.
Un troisième procès aura donc lieu à coup sûr, souhaité par les innocents El Jabri et Azzimani.
De ces péripéties surprenantes desquelles se dégagent deux faux coupables et apparemment deux vrais criminels - si la situation reste en l'état -, on peut tirer plusieurs enseignements.
Les témoins n'ont pas toujours raison. Il leur arrive de s'égarer, de bonne ou de mauvaise foi. Les bousculer est un devoir pour l'accusation comme pour la défense.
Les scellés sont capitaux. Il ne faut pas les détruire trop vite mais songer à les exploiter jusqu'au bout. Ils contiennent peut-être des trésors d'innocence. La preuve!
Un avocat pugnace et honnête est une bénédiction. Les plus médiatiques ne sont pas forcément les meilleurs.
El Jabri et Azzimani, à l'origine, avaient à se battre contre des apparences qui leur étaient très défavorables, une plausibilité dévastatrice. En effet ils venaient de livrer 5 kilos de cannabis à Jilal et se trouvaient près du lieu du crime. On les a vus, surtout, dans Lunel rechercher la future victime qui ne leur avait pas réglé leur dû. Devant de telles données, comment accabler celui ou celle qui les a jugées irrésistibles alors que la vérité se trouvait derrière elles et qu'il fallait attacher du crédit aux dénégations superficiellement les moins crédibles ? Contre la justice toute faite, il y a la justice qui doute, qui cherche et qui trouve.
Ceux qui ont causé la mort de Jilal, en revanche, avaient une réputation impeccable et autour d'eux tous ont été stupéfiés par leur comportement. Le crime, parfois, survient comme une rupture brutale, une transgression imprévisible. Il n'a pas forcément une histoire. Les apparences peuvent égarer pour disculper comme pour incriminer.
Il y a des innocents, des non coupables et des condamnés. La justice n'a pas le droit d'être sommaire. Elle a toujours le choix.