Légaliser le partage non-marchand : mensonges, fausses pistes et vraies opportunités
:: S.I.Lex :: - calimaq, 15/07/2013
La semaine dernière aura été marquée par l’abrogation de la sanction de coupure d’accès à la connexion Internet, emblématique du système Hadopi. Hélas, ce geste symbolique ne règle nullement la question de la guerre au partage et de la reconnaissance des droits culturels des individus à l’heure du numérique.
En laissant intact le coeur du dispositif de la riposte graduée, le Ministère de la Culture prépare peut-être la fin de la Hadopi comme institution, mais il laisse intacte la question du statut des échanges non-marchands. En attendant, l’intervention de ce décret ressemble avant tout à un coup de com’, puisque la coupure d’accès à Internet reste en fait toujours possible : elle peut encore être prononcée sur la base de l’article L. 335-7 du CPI, dans le cadre d’un procès en contrefaçon.
Lors de la conférence de presse organisée à l’occasion de la parution du décret, Aurélie Filippetti a indiqué que cette suppression de la coupure traduisait une réorientation de la politique de lutte contre le piratage, déplaçant le centre de gravité de la répression exercée sur les internautes à l’action contre les plateformes de contrefaçon commerciale. Le problème, c’est que tant que subsistera le délit de négligence caractérisée introduit par la loi Hadopi, les individus continueront à être inquiétés, par la surveillance des échanges et par des amendes pouvant aller jusqu’à 1500 euros, Par ailleurs, la lutte contre la contrefaçon commerciale – objectif en lui-même non contestable – s’engage sur des bases très inquiétantes, qui font pour l’instant beaucoup penser aux pires mesures de la loi SOPA (voir la mission antipiratage confiée à Mireille Imbert Quaretta).
Il y a donc beaucoup de trompe-l’oeil dans ce qui s’est passé cette semaine, mais la question de la légalisation des échanges non-marchands n’est certainement pas enterrée pour autant. On sait que la Hadopi s’est saisie du sujet, par le biais d’une étude sur un système de rémunération du partage (engagée sur des bases plus que contestables…) et il semble qu’il existe un projet au niveau du Ministère de la Culture de lancement d’une mission sur le statut des échanges non-marchands, réclamée par plusieurs parlementaires dans la lignée des recommandations du rapport Lescure.
La semaine dernière, Aurélie Filippetti a aussi donné des orientations au Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), parmi lesquelles figurent des choses positives (une étude sur les usages transformatifs – mashup, remix) et d’autres plus inquiétantes (un soutien à nouveau appuyé à la mission Imbert Quaretta, dont il peut sortir le pire). Il n’a pas été question devant le CSPLA du statut des échanges non-marchands, ce que l’on peut voir comme un bon signe dans la mesure où la mission sera peut-être conduite en dehors de cette institution verrouillée par les représentants des titulaires de droits.
On le voit, de nombreuses pièces sont en train de bouger sur l’échiquier. Mais quelles sont les marges de manoeuvre qui existent réellement dans le cadre du droit français pour légaliser le partage non-marchand ? La réponse à cette question n’est pas simple, dans la mesure où la France est soumise à des limitations induites par la directive 2001/29 sur le droit d’auteur et par les traités de l’OMPI.
L’essentiel des enjeux d’une telle réforme se situe en réalité au niveau européen et on a d’ailleurs appris le mois dernier que la réouverture de la directive européenne sur le droit d’auteur était à l’ordre du jour, avec une mission confiée au Pierre Sirinelli dans le cadre du CSPLA (encore et toujours…). Le centre névralgique du débat se situe à cet endroit et on peut fortement déplorer qu’un tel sujet se traite dans un cadre dont la représentativité pose vraiment problème.
Néanmoins des marges de manoeuvre existent au niveau du droit français, qui pourraient être exploitées par le gouvernement ou les parlementaires s’ils voulaient réellement en finir avec la guerre au partage pour s’engager dans la voie de la reconnaissance des échanges non-marchands.
La porte fermée des exceptions au droit d’auteur
Il existe plusieurs fondements qui peuvent être imaginés pour légaliser les échanges non-marchands d’oeuvres entre individus. Le plus simple peut paraître d’instaurer une nouvelle exception au droit d’auteur, du même ordre que la copie privée. Mais il n’appartient plus au législateur français d’introduire de nouvelles exceptions, qui ne seraient pas listées dans la directive 2001/29. Cette piste est donc bloquée et la question ne peut être traitée qu’un niveau européen. Par ailleurs dans l’absolu, cette solution ne serait sans doute pas judicieuse, car toutes les exceptions sont fragilisées par ce que l’on appelle le test en trois étapes figurant dans la convention de Berne et dans la directive. Celui-ci aurait sans doute pour effet d’imposer un système de compensation financière pour les échanges non-marchands au profit des titulaires de droits, sous la forme d’une licence globale. Et cela peut s’avérer un remède pire que le mal, qui ne ferait que conforter les dérives du système existant.
A défaut d’introduire de nouvelles exceptions, on peut essayer de travailler à partir de celles qui existent déjà pour donner une base légale au partage non-marchand. L’exception de copie privée par exemple, pourrait au moins servir à légaliser le download (à condition de revenir sur la réforme de la « source légale » du 20 décembre 2011), mais cela ne réglerait pas le problème central de la mise à dispositions des oeuvres. Dans les annonces à propos du lancement par le Ministère de la Culture d’une mission sur les échanges non-marchands, on a pu lire qu’une des pistes envisagées était l’extension de l’exception de représentation dans la cadre du cercle de famille à certaines formes d’échanges en ligne. C’est une hypothèse que j’avais moi-même envisagée suite à l’évolution de la jurisprudence de la Cour de Cassation et on retrouvait aussi cette idée dans le rapport Lescure. Mais même étendue à un "cercle de proximité" plus large que le cercle de famille, cette exception ne réglera jamais complètement la question de la légalisation du partage en ligne.
La piste de l’épuisement des droits : prometteuse, mais seulement au niveau européen
De son côté, la Quadrature du Net propose de passer par une extension du dispositif de l’épuisement des droits pour légaliser le partage non-marchands dans une sphère strictement individuelle, afin d’encourager le retour à des échanges décentralisés de type P2P. C’est assurément la solution qui serait la plus souhaitable, notamment parce qu’elle permet de dissocier la légalisation du partage de la mise en place d’une compensation d’un prétendu "préjudice". Des financements mutualisés de la création peuvent néanmoins être envisagés, notamment sous la forme d’une contribution créatrive, mais n’étant plus ancrés dans le droit d’auteur, il est alors possible d’envisager une refonte complète du système de répartition, pour redonner aux citoyens un pouvoir réel sur la politique culturelle. Philippe Aigrain a produit récemment sur son blog un comparatif entre la licence globale et la contribution créative qui permet de comprendre la différence de philosophie des deux systèmes. Néanmoins, une telle réforme n’est pas non plus possible au niveau français, car l’extension du mécanisme de l’épuisement des droits à l’environnement numérique ne peut se faire lui aussi qu’au niveau européen. C’est d’ailleurs typiquement un des points qui devraient être abordés par la mission Sirinelli, sachant que le CSPLA travaille déjà sur la question de l’épuisement des droits (mais sous l’angle différent de la vente d’occasion).
Si on ne peut mobiliser ni une nouvelle exception, ni l’épuisement des droits, il reste peut-être possible de mettre en place une licence légale ou un système de gestion collective obligatoire couvrant les mises à disposition non commerciales des oeuvres, un peu à l’image de ce qui existe aujourd’hui pour la diffusion publique de la musique enregistrée. Mais il y a de fortes chances que les titulaires de droits attaquent un tel dispositif en soutenant qu’il constitue une exception déguisée, incompatible avec la directive européenne. Par ailleurs, les systèmes de gestion collective obligatoire impliquent en général des compensations financières au profit des titulaires de droits, qui risquent de se transformer à nouveau en de nouvelles rentes.
On le voit, les marges de manœuvre sont limitées, mais cela ne veut pas dire que rien ne puisse être entrepris pour assouplir le système.
Dépénaliser le partage non-marchand au lieu de légaliser ?
Une approche qui peut sans doute être envisagée, au moins dans un premier temps, est celle de la dépénalisation du partage plutôt que de sa légalisation. Cette éventualité a été avancée par plusieurs parlementaires socialistes qui semblent vouloir aller plus loin que ce que le gouvernement propose. Christian Paul notamment, après la parution du rapport Lescure, avait tenu de tels propos :
Ceci dit, quand on regarde le rapport, Lescure insiste beaucoup sur le ciblage de la contrefaçon et les échanges à des fins lucratives. Ceci veut quand même dire que l’objectif, ou plutôt l’évolution ultime, est une forme de légalisation de fait des pratiques de partage non-marchands. Je pense que dans la réalité, progressivement, l’activité de répression se concentrera sur les contrefaçons commerciales et cette légalisation du partage non-marchand entrera dans les faits.
Patrick Bloche également, le président de la Commission des affaires culturelles de l’Assemblée, a clairement dit sa préférence pour une suppression complète du dispositif de la riposte graduée, accompagné d’un retour à l’action simple en contrefaçon devant les tribunaux. Mais on a pu également l’entendre parler d’une "dépénalisation" des échanges non-marchands, ce qui à vrai dire n’est pas complètement incompatible avec le retour à l’action en contrefaçon.
On pourrait comparer cette solution avec ce qui avait été expérimenté à la fin des années 70 en matière de consommation de cannabis. Une circulaire du Ministre de la Justice était intervenue en 1978 pour indiquer aux magistrats de ne plus appliquer les peines prévues par la loi pour la possession et la consommation de cannabis par les individus, mais de leur adresser à la place un simple rappel à la loi. On n’aboutit pas par ce biais une véritable "légalisation", mais bien dans les faits, à une dépénalisation.
On pourrait tout à fait imaginer faire la même chose avec le partage non-marchand entre individus d’œuvres protégées, accompagné d’une suppression du délit de négligence caractérisée et de la riposte graduée. A vrai dire, dans la séquence politique qui s’ouvre, cela semble la façon la plus simple à la disposition du gouvernement pour commencer à mettre fin à la guerre au partage, en menant en parallèle une vraie instruction au niveau européen de la question de la légalisation des échanges non-marchands. Si Aurélie Filippetti avait réellement voulu arrêter de s’en prendre aux simples internautes, elle avait cette solution à sa disposition, en travaillant conjointement avec le Ministère de la Justice.
Il est même possible d’aller plus loin encore, en suivant une des recommandations à mon sens les plus intéressantes du rapport Lescure. La proposition 55 propose en effet de clarifier l’articulation entre réponse graduée et contrefaçon :
Clarifier l’articulation entre réponse graduée et contrefaçon : demander aux Parquets de n’engager des poursuites pour contrefaçon que lorsqu’il existe des indices d’enrichissement personnel ou collectif ; engager, sous l’égide du CSPLA, une réflexion sur la redéfinition de la contrefaçon afin de prendre en compte le préjudice causé aux titulaires de droits et la finalité lucrative ou non de l’acte incriminé.
Cette proposition n’est sans doute pas celle qui a fait l’objet du plus grand nombre de commentaires ; pourtant elle serait intéressante à explorer pour agir au niveau français sans tarder en faveur de la reconnaissance des échanges non-marchands. Si les parquets n’engagent des poursuites que lorsque le partage s’exerce à des fins d’enrichissement personnel, cela aurait pour effet de laisser en paix les internautes qui échangent des oeuvres, à condition qu’ils retournent vers des systèmes de partages décentralisés. Par ailleurs, si l’on ajoute dans la définition même de la contrefaçon une condition de finalité lucrative, on peut aboutir à une large ouverte des usages en ligne (un peu comme si Internet passait d’un coup sous licence CC-BY-NC !).
On notera cependant qu’Aurélie Filippetti la semaine dernière n’a pas confié au CSPLA la mission d’expertiser cette possibilité de redéfinir la contrefaçon et ce n’est peut-être pas un bon signe. Mais si la future mission sur les échanges non-marchands accepte de se pencher sur ce point, alors on pourra peut-être espérer aboutir à quelque chose dans la loi française, sans attendre une évolution européenne.
Ce serait à vrai dire le signe que la France accepte enfin de "baisser les armes" contre le partage entre individus. Cette réforme pourrait être présentée comme une expérimentation, permettant d’observer l’effet concret de ces pratiques sur l’économie de la culture, pour sortir des visions fantasmatiques sur un partage qui détruirait les industries culturelles. Par ailleurs, le gouvernement pourrait quand même mettre en oeuvre des moyens de lutte contre la contrefaçon commerciale (les plateformes payantes type MegaUpload, qu’aucun des partisans de la légalisation du partage non-marchands n’a jamais soutenues). Mais seulement à la condition qu’il le fasse dans un cadre respectueux des libertés fondamentales et non en recopiant les précédents funestes de la loi SOPA, que l’on voit aujourd’hui se mettre en place… en Russie !
Agir en France en faveur du partage est possible !
On le voit, malgré les restrictions imposées par le cadre international, il existe de vraies marges de manœuvre en France, que le gouvernement pourrait exploiter si sa volonté réelle est bien de "tourner la page" par rapport à la politique répressive conduite par la droite.
Trois niveaux d’action peuvent être envisagés.
- Une première mesure de pacification, avant même le vote des lois suivant le rapport Lescure, consisterait à envoyer une instruction aux parquets pour ne plus lancer de poursuites que dans les cas où un but d’enrichissement personnel ou collectif est attesté chez les internautes commettant des actes de contrefaçon.
- Pour aller plus loin dans un second temps, la mission sur le statut des échanges non-marchands devrait étudier la possibilité de modifier la définition légale de la contrefaçon pour la restreindre aux seuls actes à finalité lucrative.
- Enfin, la France devrait adresser à la Commission européenne des recommandations visant à intégrer la question de la légalisation des échanges non-marchands dans le chantier de la révision de la directive 2001/29.
Bien entendu, tout ceci n’a de sens que si la France supprime en parallèle complètement la riposte graduée et le délit de négligence caractérisée. Voilà ce qui peut être fait, sans mensonge et sans faux semblant, pour saisir de vraies opportunités en faveur du partage et commencer à consacrer enfin les droits culturels des individus à l’heure du numérique !
PS : si vous voulez contribuer à faire avancer la cause de la reconnaissance du partage et celle de la réforme du droit d’auteur en général, vous pouvez soutenir et contribuer au projet lancé par @Sploinga sur Ulule, appuyé par SavoirsCom1. Il propose un plan complet de refonte du droit d’auteur, comportant la légalisation des échanges non-marchands.
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