Mona Ozouf n'est pas "gilet jaune" !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 1/04/2019
Mona Ozouf (MO) est une historienne de la Révolution mais son intelligence, sa culture et sa liberté de pensée nous apprennent beaucoup sur notre société et les mois agités par lesquels elle continue à être secouée.
Alors que paraît un essai collectif autour de son oeuvre, des portraits d'elle ont été faits et elle a donné un certain nombre d'entretiens, tous brillants et éclairants.
Quelle profondeur, quelle humanité, quelle volonté d'aller au plus près du réel, quel souci de mesure et d'équilibre développés grâce à l'écrin d'une langue superbe, d'une maîtrise absolue du français et de sa palette infinie !
Une leçon pour tous ceux qui ne sont pas loin de considérer, au contraire, que le progrès d'une civilisation est dans sa décontraction et dans la manière "cool" dont elle traite et trahit les trésors et les forces du passé !
Je ne m'épargne pas puisque j'ai l'impression que MO, que je n'ai jamais rencontrée, s'adresse à moi pourtant quand elle affirme : "On ne me fera jamais dire : c'était mieux avant". Car je n'ai que trop tendance à aller sur cette pente d'un déclinisme qui ne me paraît pas, il est vrai, toujours erroné si on examine sur le long terme l'évolution de notre pays, de ses institutions, de ses pouvoirs, de ses comportements singuliers et collectifs. Il ne me semble pas que le fil du temps ait été inéluctablement porteur de progrès en nous entraînant vers le meilleur.
Mais plutôt vers un tranquille délitement. Si doux, parfois, qu'il échappe à notre vision et à notre entendement.
MO est tellement remarquable qu'on a scrupule à jeter une contradiction infiniment modeste dans son champ de conviction et de clarté. Cependant, puisque j'ai déjà commencé, je relève avec regret qu'elle a été communiste et qu'elle bénéficie de cette complaisance lassante à l'égard de ceux qui sont plus félicités pour avoir quitté le communisme que blâmés pour y avoir adhéré...
MO, questionnée sur l'actualité et les Gilets jaunes (GJ), propose une analyse qui nous sort des sentiers battus de l'inconditionnalité ou du mépris (Le Monde).
D'une part elle relève une différence fondamentale entre 1789 et les GJ : ces derniers "ne rêvent pas d'avenir, ils sont dans l'immédiateté". En effet, dégoûtés par le concept d'un "nouveau monde" auquel ils n'ont jamais cru et dont ils n'ont pas vu apparaître la plus faible esquisse, ils se battent pour et dans le présent. Leur condition ne leur laisse pas assez de souffle pour embrasser l'avenir alors qu'ils s'imaginent faussement l'embraser.
D'autre part, et surtout, elle souligne que les GJ "s'inscrivent effectivement dans la revendication de l'égalité réelle mais que le problème est que l'égalité réelle est une chimère. On ne peut pas la réaliser dans un monde où la nature et l'histoire sèment des inégalités de tous ordres. L'égalité ne peut donc que rester un horizon si bien que les vrais défenseurs de l'égalité sont ceux qui se proposent, non de proclamer l'égalité réelle, ce qui est à la portée de chacun, mais de réduire laborieusement les inégalités, ce qui est une tout autre affaire".
Ces observations, à mon sens, constituent le plus bel éloge qui soit de la démarche réformiste et montrent bien la supercherie intellectuelle et démocratique de tout processus révolutionnaire. Qui affirme mensongèrement pouvoir éradiquer ce qui demeurera toujours au coeur des pratiques sociales et humaines. On tue un peuple et on détruit une société au prétexte de les guérir de l'heureuse maladie d'une humanité imparfaite.
Cette perception de la lutte des GJ et de son inévitable dégradation est lucide sans être humiliante pour eux. Elle est pertinente sauf à admettre que la finalité des GJ n'est même plus d'avoir des objectifs à atteindre - lesquels d'ailleurs ? - mais seulement l'aspiration à mener un combat qui même sans cause est de nature à justifier des destinées trop longtemps sous le boisseau. On ne sait plus pourquoi on se bat mais on se bat. Dans les GJ - la comparaison honore trop certains d'entre eux - il y a des Cyrano au petit pied qui banalisent les exigences de résistance et de revendication. Cyrano n'éprouvait pas de haine et se contentait de porter haut sa cocarde et sa singularité.
MO n'est pas "Gilet jaune" mais sa fine compréhension de ce phénomène inouï nous le rend en définitive plus acceptable, plus familier que ne l'aurait fait une adhésion jusqu'au-boutiste.
L'intelligence n'est jamais de trop pour appréhender aujourd'hui, ses avancées comme ses orages ou ses indignités.