Y a-t-il un courage du ridicule ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 23/05/2020
Les sarcasmes, les dérisions et les moqueries vont se donner libre cours.
Pourtant j'ose soutenir que la question posée par mon titre est pertinente.
D'autant plus qu'à titre personnel j'ai abusé de ce que j'ai toujours cru être une qualité : avoir le sens du ridicule. Craindre d'aller au bout de soi, surestimer le regard d'autrui ou s'imaginer la cible anticipée de trop de railleries : il y a tout cela dans le sens du ridicule. Une tenue en même temps sans doute qu'une frilosité. De l'élégance peut-être et à la fois un manque d'audace.
Mais, bien au-delà de moi, de tous ceux qui ont en partage ce sens qui inhibe, je me reproche d'avoir souvent trop mal jugé les politiques, de haut ou bas niveau, quand ils me donnaient l'impression de franchir les ostensibles limites qu'auraient dû leur imposer leur passé, leur parcours, leurs échecs répétés, leurs variations et, donc, leur légitimité défaillante.
Et si, au contraire, dans ces apparents ridicules, il y avait un authentique courage ?
D'abord il me semble qu'il est impossible d'avoir envie de s'engager en politique, une fois admis l'argument du service à rendre à ses concitoyens et de l'utilité sociale, si on n'a pas une aptitude à l'affirmation de soi qui ressemble au meilleur à de la force, au pire à de la vanité. Il y a forcément une aspiration à la visibilité, au besoin de croire qu'on est sans cesse nécessaire qui peut paraître déjouer toute retenue dictée par la conscience aiguisée du ridicule.
Ce courage du ridicule ne relève pas que des petits destins. François Mitterrand et Jacques Chirac ont, dans des registres différents, surmonté, après deux défaites à l'élection présidentielle, ce qu'aurait pu leur dicter le découragement et la certitude de la dérision à venir. Pourtant ils n'ont pas été retenus dans leur élan et ils ont gagné.
A vrai dire il est sans doute impropre à leur sujet d'évoquer ce type de courage car pour eux, il y avait moins de ridicule que de constance dans cet entêtement puisque leur cause n'avait jamais été à ce point désespérée. Et de fait ils pouvaient encore croire en leur chance.
La même analyse pourrait être faite au sujet de Marine Le Pen battue en 2017 et qui le sera probablement en 2022. Mais selon des modalités qui, hier comme demain, n'ont pas rendu ou ne rendront pas ses ambitions politiques ridicules par leur démesure et leur impossibilité. S'il convenait de focaliser sur un épisode ridicule la concernant, on songerait à la fin du débat du second tour en 2017 où face à Emmanuel Macron elle a dérivé, déliré.
Le courage du ridicule - et il faut n'y voir ni condescendance ni mépris -, comment ne pas le reconnaître chez un Nicolas Dupont-Aignan qui avec tant d'enthousiasme et de conviction, depuis tant d'années, essuie défaites et parfois déroutes en étant prêt, l'élection suivante, à croire en son destin et à tenter de nous persuader qu'il en aura un conforme à son ambition ? Il serait bien sot, à son sujet, de se moquer et de le juger plus aveugle que lucide alors que peut-être il pousse jusqu'à la caricature la fidélité à sa pensée et le comble du politique : il ne perd jamais, il prend seulement du retard.
D'une certaine manière Manuel Valls par lequel je voudrais terminer est aux antipodes de lui. Il manie à la perfection toutes les facettes allant du sens du ridicule jusqu'à son courage. Avec une infinie subtilité. Quand, après avoir été le Premier ministre de François Hollande et candidat malheureux de la primaire, il décide, après l'élection d'Emmanuel Macron, de rejoindre LREM et en fin de compte, déçu, de tenter sa chance dans son pays natal en vantant son histoire familiale qui le rattache à l'Espagne, à l'évidence il n'a peur de rien. Surtout pas des quolibets le qualifiant de mauvais perdant et de transfuge.
Candidat à la mairie de Barcelone, il est défait. Devenu conseiller municipal, sans oublier l'Espagne, il revient en France, affirme continuer à s'intéresser à la vie politique nationale, pose quelques jalons et fait de manière assez transparente des offres de service au président. Mais, questionné plus avant, avec habileté il recule, tout en distillant les compliments qui conviennent au pouvoir. Après s'être senti tout à fait légitime en Espagne, il déclare :"J'aime la France, j'aime les Français" et proclame sa volonté, si on le lui demande, d'être utile (Valeurs actuelles).
Dans l'ensemble de ces péripéties, il y aurait de quoi soutenir que Manuel Valls a manqué singulièrement, tout au long, de sens du ridicule. Mais son tour de force est de nous affirmer que "je ne veux pas être ridicule". Autrement dit, il purge tous les ridicules qu'il a affrontés, avec une forme de courage transgressif, par l'aveu qu'il ne l'a pas été et que surtout il ne voudrait pas l'être. On prétend que Manuel Valls est ombrageux et rigide mais c'est aussi à mon sens une sorte d'artiste.
Peut-être que le seul qui ait été heureusement entravé par le sens du ridicule est François Hollande. Si on décape ses nobles explications pour qu'on le loue à gauche de ne pas s'être représenté en 2017, reste une seule évidence : l'amour-propre existe. Et la certitude qu'il avait d'être un président largement rejeté a joué. Il n'a pas voulu être ridicule.
Pour soi comme les autres, en politique comme dans les quotidiennetés familières et banales, le ridicule n'est rien, avancer est tout.