Chevaline : une tuerie médiatique ?
Justice au singulier - philippe.bilger, 8/03/2014
Au mois de septembre 2012, la tuerie atroce de Chevaline a coûté la vie à quatre personnes et le ou les coupables n'ont toujours pas été identifiés.
Cependant, le 18 février, Eric Devouassoux a été interpellé et placé en garde à vue dans cette affaire pour n'être libéré que le 22 février après avoir été considéré comme un suspect possible, voire probable.
J'ai défendu le traitement médiatique de cet épisode qui a commencé dans une quasi certitude pour finir dans l'accablement. Il m'a semblé en particulier que BFMTV n'avait commis aucune faute caractérisée dans sa manière d'informer, à l'exception, peut-être, d'un léger défaut de prudence dans la relation de cet événement mettant en cause un ancien policier municipal de Menthon-Saint-Bernard.
Cette négligence tenait sans doute à un infime décalage entre la réalité de l'événement et son commentaire qui, tout en s'efforçant de demeurer factuel, était imprégné subtilement d'une assurance en l'occurrence prématurée.
Il n'empêche que cette chaîne d'information en continu n'avait pas honteusement, à mon sens, communiqué sur ce plan.
Mais je lis dans le Magazine du Monde le passionnant texte de Stéphanie Marteau sur Eric Devouassoux "le coupable idéal". Ce n'est pas tant la construction de cette culpabilité créée par la rumeur, un voisinage hostile et la perception négative, par certains, du principal intéressé, le rapprochement avec le portrait robot casqué, des erreurs commises sur son emploi du temps, qui m'intéresse.
Mais le constat d'une existence, d'une famille défaite, d'enfants blessés et de grands-parents effondrés. "Une vie brisée en 96 heures par le harcèlement médiatique, la calomnie, le licenciement brutal".
En même temps, ces crimes avaient tellement ému, indigné l'opinion publique, Chevaline et sa région, tellement sollicité l'énergie et l'intelligence des enquêteurs et des magistrats d'Annecy qu'on imaginait mal comment l'interpellation d'Eric Devouassoux aurait pu demeurer sans susciter une onde de choc judiciaire et aussi médiatique.
Le procureur de la République, personnalité remarquable, avait pris la peine à plusieurs reprises de rappeler qu'aucun élément ne permettait de considérer ce suspect comme coupable et de le rattacher formellement à la tuerie. Ces incitations à la lucidité et à la modération avaient peu d'effet sur des journalistes naturellement portés à surestimer l'importance de la nouvelle et à préjuger.
Pourtant, alors que la présomption d'innocence, principe d'abord destiné aux autorités judiciaires induit en général un contexte favorable et une retenue de bon aloi, en l'occurrence, sans qu'il y ait eu véritablement d'abus, insensiblement l'information à prendre avec précaution est devenue quasiment une bombe exploitée pour réduire à néant toutes les interrogations de cette tragédie criminelle.
Difficile parfois, dans certaines circonstances, de ne pas anticiper et de s'abstenir de crier à la victoire même quand rien n'est encore totalement sûr. On veut tellement la vérité qu'on la rapproche de soi et qu'on pense vraiment la toucher sans percevoir qu'elle demeure encore une virtualité.
Personne n'est vraiment coupable. Pas plus le procureur qui a su concilier la réserve du magistrat et la satisfaction mesurée de celui qui depuis le 5 septembre 2012 était sur toutes les traces et suivait tous les chemins en France ou ailleurs.
Les médias dans l'ensemble ne se sont pas déshonoré et pour BFMTV, cette information en continu, si elle représente une richesse incontestable pour tous ceux qui désirent tout savoir à chaque instant, présente le danger, puisqu'elle peut être ajustée, adaptée, retouchée, révisée à chaque séquence d'information, d'imposer une moindre vigilance à chacune de ses manifestations ponctuelles. Si on commet une faute ou une exagération, elle sera effacée la fois suivante.
Force est de devoir tirer une triste conclusion sur la nature humaine quand impatiente d'apporter son écot à la recherche et à l'identification d'un coupable, elle se laisse aller à des comportements et à des suspicions qui sont aux antipodes de la rigueur et de l'exigence.
Ce sont des vertus pour la justice, pas pour elle.
C'est ainsi qu'on construit "un coupable idéal", qu'on informe sur lui, qu'on garde bonne conscience et que, pourtant, un désastre a été consommé.
Chevaline n'a pas été une tuerie médiatique mais, au mois de février, un fiasco dans le respect des règles.