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« La vieille et obscène idée du domaine public payant » est de retour…

:: S.I.Lex :: - calimaq, 13/10/2012

Lors de l’audition de la SACD par la Mission Lescure, son directeur général, Pascal Rogard (@fandoetlis sur Twitter), a émis l’idée d’ instaurer un domaine public payant, pour financer la conservation et la numérisation des œuvres du patrimoine audiovisuel (voir … Lire la suite

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Lors de l’audition de la SACD par la Mission Lescure, son directeur général, Pascal Rogard (@fandoetlis sur Twitter), a émis l’idée d’ instaurer un domaine public payant, pour financer la conservation et la numérisation des œuvres du patrimoine audiovisuel (voir la vidéo, 36 » et s.)

Public domaine. Par dimic-.CC-BY-NC-ND. Source:Flickr

Retranscrite par PC INpact, la proposition est la suivante :

« Il n’y a pas de raison que l’État finance la protection d’une œuvre du domaine public et sa conservation » dit-il, « car si elle n’est pas protégée, elle n’est pas conservée et va disparaitre », or dans le même temps, ajoute-t-il «  des opérateurs privés vont bénéficier du travail tombé dans le domaine public ». Pascal Rogard pense avoir trouvé une solution : il propose devant la Mission Lescure « une redevance sur le domaine public audiovisuel pour financer la conservation, la numérisation et la mise à disposition des œuvres. Ce n’est pas une redevance qui va aux ayants droit. Les ayants droit c’est terminé, c’est la fin de la propriété intellectuelle » croit-il. « Ce n’est pas une redevance qui recrée un droit d’autoriser ou d’interdire, ce droit est clos. C’est simplement une rémunération qui va financer ce travail de conservation » car, ajoute-t-il, « il n’y a aucune raison que ce soit la collectivité publique qui le finance sans aucune contrepartie. »

L’idée d’instaurer une redevance pour l’usage des oeuvres du domaine public avait déjà été avancée dans le rapport Zelnik en janvier 2010 et j’avais réagi alors dans un billet intitulé « Démolir le domaine public pour financer la création ? », où je m’opposais vigoureusement à une telle proposition.

Philippe Aigrain avait lui aussi exprimé son rejet sur son blog et je lui emprunte une de ses phrases comme titre de ce billet :

La seule référence au domaine public [dans ce rapport Zelnik, NDLR] est celle qui consiste à ressortir la vieille et obscène idée du domaine public payant, cette fois pour financer la numérisation des films. Déjà que le domaine public audiovisuel est fort étroit, mais en plus il faudra payer pour l’utiliser. Cela rapportera des clopinettes, mais créera des coûts de transaction dissuasifs. Comment peut-on ne pas voir que les véritables bénéfices sociaux et économiques du domaine public sont son existence et son usage mêmes (pour de nouvelles oeuvres, pour l’éducation et la formation, pour la critique et la recherche).

Le retour de la vengeance d’une idée dangereuse

Vieille, cette idée du domaine public l’est assurément, puisque Victor Hugo s’en était fait le défenseur, en reprenant les idées d’un certain Pierre-Jules Hetzel, qui avait formulé cette proposition dans un ouvrage paru en 1860.

Plusieurs pays appliquent déjà un tel système, selon des modalités variables : Italie, Bulgarie, Roumanie, Uruguay ou encore Argentine. Un article sur Techdirt nous apprenait d’ailleurs récemment que dans ce dernier pays, la formule du domaine public payant soulevait de réels problèmes, en réduisant la possibilité de créer de nouvelles oeuvres.

Car c’est bien là que réside « l’obscénité » de la proposition du domaine public payant, comme le dit Philippe Aigrain. Le domaine public constitue en réalité l’état « naturel » de la connaissance, puisque le monopole accordé aux créateurs au titre de la propriété intellectuelle est limité dans le temps. Les oeuvres sont issues d’un fonds préexistant, formées par les idées qui ont cours à un moment donné au sein d’une société. Chacun peut venir y puiser librement, pour donner forme à de nouvelles créations originales. A l’issue de la période de protection (70 ans après la mort de l’auteur, en principe), l’œuvre retourne dans ce fonds commun et devient disponible pour alimenter à son tour la création.

Grâce au domaine public, rien ne se perd dans la création, tout se transforme et ainsi va la Culture.

Le domaine public, source pour la création

« Le domaine public est la règle, la protection par le droit d’auteur l’exception« , ce principe fondamental avait été rappelé par le réseau Communia dans son Manifeste pour le domaine public :

Le domaine public est la règle, la protection par le droit d’auteur l’exception. Puisque la protection par le droit d’auteur ne recouvre que les formes originales d’expression, à tout moment, la très grande majorité des données, des informations et des idées appartiennent au domaine public. En plus des entités qui ne peuvent être soumises au droit d’auteur, le domaine public est enrichi année après année par les œuvres dont la durée de protection expire. L’application conjointe de ces exigences sur ce qui peut être soumis au droit d’auteur et de la durée limitée de ce droit contribue à la richesse du domaine public et garantit l’accès à notre culture et notre savoir partagés.

Le propre du domaine public est donc de nous conférer la liberté de créer. Un des plus beaux usages qu’il m’ait été donné de voir de cette liberté est le fruit du travail de Nina Paley, dans sa vidéo « All Creative Work Is Derivative » :

Pour réaliser cette oeuvre, Nina Paley s’est rendue au MET (Metropolitan Museum of Art de New York) et elle a pris plus de 400 photos de sculptures exposées dans plusieurs sections consacrées à l’histoire de l’art dans diverses aires géographiques. Elle a ensuite réutilisé ces clichés pour faire un film d’animation, qui montre, par une sorte de « danse de la création », comment les mêmes formes et motifs reviennent dans l’art, se répondent, dialoguent et évoluent au fil du temps, par delà le temps et l’espace.

C’est une vidéo que je trouve très touchante et qui nous en dit beaucoup sur le sens profond du domaine public. Nina n’a pu la réaliser, d’une part parce que ces œuvres ont été conservées au fil du temps, mais aussi d’autre part, parce que le MET lui a laissé la possibilité de bénéficier pleinement de la liberté de créer, accordée par l’appartenance de ses œuvres anciennes au domaine public.

Un devoir de mémoire indispensable

La proposition d’un domaine public payant viendrait corrompre en profondeur ces principes essentiels, en bridant le potentiel de créativité qui réside dans le domaine public. L’argument employé par Pascal Rogard pour justifier une telle mesure est particulièrement révoltant. Il soutient qu’ « Il n’y a pas de raison que l’État finance la protection d’une œuvre du domaine public et sa conservation » et qu’ »il n’y a aucune raison que ce soit la collectivité publique qui le finance sans aucune contrepartie« . C’est nier frontalement que l’un des premiers devoirs qu’une société se doit à elle-même, c’est d’organiser la transmission de la mémoire au fil du passage des générations, en préservant son patrimoine. Si la civilisation a un sens, ce devoir de préservation répond à une exigence essentielle, exclusive de l’idée de « contrepartie ». Depuis la Révolution, la loi a inscrit cette mission fondamentale au cœur de l’activité des bibliothèques, archives et musées de France.

Louvre. Par K_Dafalias.CC-BY.. Source : Flickr

Certes, la conservation du patrimoine – et sa numérisation plus encore – coûtent cher et la question du financement des institutions culturelles devient un problème épineux dans cette période de crise budgétaire. Mais l’estocade portée par Pascal Rogard au domaine public n’en est que plus redoutable, car elle pourrait trouver l’oreille de dirigeants, qui sont souvent tentés de faire peser sur les établissements eux-mêmes la charge du financement, par le biais de l’obligation de lever des « ressources propres ». Le domaine public payant irait complètement dans cette logique.

En réalité, je doute beaucoup que la proposition de la SACD soit motivée par un souci réel de dégager des financements pour les établissements qui assurent la conservation du patrimoine audiovisuel (INA, CNC). Comme le dit Philippe Aigrain, les revenus tirés d’un système de domaine public payant seraient certainement dérisoires par rapport aux sommes nécessaires à la préservation et à la numérisation des oeuvres. L’objectif réel est ailleurs : le domaine public est assurément une notion qui gêne beaucoup les grands « rentiers de la propriété intellectuelle« , comme les appelle le blogueur Authueil. Le domaine public est un vecteur d’usages gratuits des oeuvres et l’on sait qu’une véritable croisade contre la gratuité est depuis longtemps engagée par les titulaires de droits dans ce pays, qui la considère littéralement comme l’antéchrist  (j’ai déjà eu l’occasion de le dénoncer).

Entorse majeure à la règle

Le domaine public a déjà été laminé par l’extension continue de la durée de protection des droits, mais il subsiste encore, au moins dans son principe. Un bon moyen de le vider littéralement de sa signification est d’instaurer une redevance sur son usage. Il s’agira d’un premier coin, affublé d’un objectif d’intérêt général, mais une fois cette entorse acceptée, il sera facile par la suite aux titulaires de demander l’extension de cette redevance, au-delà du domaine audiovisuel et à un nombre croissant d’activités. Ainsi périra le domaine public et avec lui, une certaine conception humaniste de ce qu’est la Culture.

Schéma de l’allongement de la durée des droits d’auteur. Par Guillaume Champeau. Numerama.

L’ironie veut que cette agression de Pascal Rogard intervienne alors qu’un des membres de la mission Lescure, Raphaël Keller, s’est signalé lors de l’audition de l’ALPA, en déplorant l’augmentation continue de la durée des droits et en rappelant le rôle du domaine public dans l’équilibre de la propriété intellectuelle. Lors de notre audition pour SavoirsCom1, avec Silvère Mercier, c’est Juliette Mant, un autre membre de la mission, qui a tenu à ce que nous nous exprimions sur le domaine public. D’autres, comme Wikimedia France ou l’IABD…, auront sans doute l’occasion de revenir sur l’importance du domaine public, mais on ne peut savoir ce qu’il adviendra de cette proposition, qui avait déjà su se frayer un chemin dans le rapport Zelnik, il y a deux ans.

Le cauchemar du domaine public payant est déjà réalité

L’idée du domaine public payant n’est pas encore consacrée par la loi, mais elle est déjà largement mise en pratique, par les institutions culturelles, qui devraient pourtant être les premiers gardiens de son intégrité.

C’est une situation que j’ai dénoncée à de nombreuses reprises dans S.I.Lex : en réalité, hormis quelques cas très rares, les bibliothèques, musées et archives en France ne respectent pas le domaine public. Ces services culturels imposent des restrictions à la réutilisation des reproductions numériques qu’ils produisent, allant dans de nombreux cas jusqu’à revendiquer brutalement un copyright sur les oeuvres, comme s’ils en étaient propriétaires. Et le pire, c’est que les raisons qu’ils avancent pour justifier de telles pratiques sont quasiment les mêmes que celles de Pascal Rogard : ils invoquent les coûts importants liés à la conservation et à la numérisation, et expliquent que l’Etat n’a pas à exercer ses missions patrimoniales sans contrepartie.

Les partenariats public-privé que les établissements culturels mettent en place pour trouver des fonds pour la numérisation impliquent également des risques très importants pour le domaine public. J’ai déjà eu l’occasion de dénoncer la catastrophe que constituent les appels à partenariats que la BnF s’apprête à conclure avec des firmes privées pour la numérisation de ses collections dans le cadre des Investissements d’avenir et SavoirsCom1 a publié cette semaine un billet qui montre que cette tendance à la marchandisation est en réalité mondiale.

Récemment encore, je suis tombé sur un exemple frappant : celui de la nouvelle bibliothèque numérique de Toulouse, Rosalis.

Ce site est à vrai dire excellent, tant par ses contenus que par ses fonctionnalités. Il propose des modalités très intéressantes de valorisation des collections numérisées, en associant directement les usagers par le biais d’un blog, d’une encyclopédie collaborative, d’un lecteur exportable, etc. Mais la lecture des mentions légales de cette bibliothèque numérique révèle que le domaine public y subit un sort bien funeste :

Le contenu de Rosalis est constitué soit de documents qui sont tombés dans le domaine public soit de documents pour lesquels la Bibliothèque municipale de Toulouse a reçu une autorisation de diffusion pour le site de sa bibliothèque numérique. Nous vous rappelons qu’une œuvre relève du domaine public lorsque les droits patrimoniaux sont échus, soit 70 ans après la mort de son auteur. Au terme de cette période, et sauf exceptions prévues par le législateur, les ressources deviennent libres de droits patrimoniaux [...]

Dans le cas d’un usage privé des documents de Rosalis, vous avez la possibilité de télécharger et d’imprimer cette image. Dans le cas d’un usage public ou commercial, pour toute forme de publication (papier ou électronique, à des fins commerciales ou non), vous devez vous adresser à la Bibliothèque municipale de Toulouse pour obtenir une demande d’autorisation.

L’établissement est en réalité complètement schizophrène : il reconnaît dans le premier paragraphe que les documents qu’il diffuse sont bien dans le domaine public, et même que c’est leur appartenance au domaine public qui lui a permis de les numériser. Mais dans le second paragraphe, Rosalis limite la réutilisation des contenus au seul usage privé. Les usages commerciaux, mais aussi simplement publics (rediffusion sur un site personnel, usages pédagogiques et de recherche, etc), sont soumis à autorisation, et sans doute à une redevance.

C’est dire que l’établissement annihile tout simplement le domaine public et qu’il s’est bricolé une forme de « domaine public payant », pour faire quelques sous sur la bête. Pascal Rogard en a rêvé, mais pas la peine de loi : les institutions culturelles le font déjà dans la pratique !

La question que l’on peut se poser, c’est de savoir ce qui se passerait si la proposition d’instaurer un domaine public payant en France venait à être discutée devant le Parlement. Verrait-on les bibliothécaires, conservateurs de musées et archivistes du pays se dresser contre ce projet délétère ou au contraire… le soutenir, pour arrondir leurs exercices budgétaires ? Je préfère ne pas prendre les paris…

C’est pourquoi je pense que les communautés intéressées par la préservation et la promotion du domaine public à l’heure du numérique (il y en à) doivent contre-attaquer sans tarder, avant qu’une collusion d’intérêts privés et publics ne s’associent pour tordre le cou à la notion de domaine public. Des propositions élaborées existent, dans le Manifeste pour le domaine public de Communia ou dans les Éléments pour une réforme du droit d’auteur de la Quadrature. J’avais proposé de saisir l’occasion que le Ministère de la Culture prépare une loi sur le patrimoine, pour prendre l’offensive et demander une loi sur le domaine public en France, afin de le sanctuariser pour couper court aux nombreuses atteintes dont il fait l’objet.

Il devient urgent de réagir, avant qu’il ne soit trop tard. Au moins pour pouvoir dire que nous n’aurons pas laissé disparaître le domaine public sans rien faire…


Classé dans:Bibliothèques, musées et autres établissemerents culturels, Domaine public, patrimoine commun Tagged: Domaine public, domaine public payant, droit d'auteur, Mission Lescure, Numérisation, pascal rogard


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