Faire atterrir les Communs numériques : des utopies métaphysiques aux nouveaux territoires de l’hétérotopie
– S.I.Lex – - calimaq, 20/07/2019
La semaine dernière, j’ai eu l’occasion d’être invité pour une intervention au colloque « Territoires solidaires en communs : controverses à l’horizon du translocalisme » qui s’est tenu à Cerisy. Les organisateurs m’avaient demandé de traiter la question des Communs numériques, sujet sur lequel j’ai pu intervenir et écrire à de nombreuses reprises ces dix dernières années. Néanmoins, depuis environ deux ans, mon approche de ces sujets a changé graduellement et j’éprouvais le besoin de ne plus présenter les Communs de la connaissance comme j’avais l’habitude de le faire auparavant (voir ici), mais sans parvenir à trouver la bonne manière de reformuler mon propos.
Il me semble cette fois être parvenu à lever ces blocages, en poursuivant un travail entamé au début de l’année avec la série Accueillir les Non-Humains dans les Communs publiée sur ce blog. L’idée consiste à rapprocher les analyses fondatrices d’Elinor Ostrom sur les Communs de la théorie de l’acteur-réseau développée par Bruno Latour et Michel Callon, en s’inspirant également des pistes extrêmement fécondes ouvertes par l’anthropologue Anna Tsing dans son ouvrage Le Champignon de la fin du monde. Cette approche « hybride » peut s’appliquer aux Communs (dits) naturels mais, comme j’ai essayé de le montrer dans l’intervention, elle donne également des résultats intéressants lorsqu’on l’utilise pour traiter des Communs numériques.
L’intervention à Cerisy a été enregistrée et elle peut être écoutée en podcast sur le site de France Culture (cliquez sur l’image ci-dessous).
Voici l’argument de la conférence :
Logiciels libres et Open Source ; projets collaboratifs comme Wikipédia ou Open Street Map ; œuvres culturelles partagées sous licence Creative Commons : autant d’exemples de Communs numériques qui ont aujourd’hui une importance significative. Certaines analyses présentent également le réseau Internet lui-même dans sa globalité comme un Commun. Néanmoins, ces différents objets sont aussi souvent décrits comme des Communs « immatériels », « informationnels » ou « de la Connaissance », par opposition à des Communs (dits) « naturels », « matériels » ou « environnementaux » (pâturages, forêts, systèmes d’irrigation, pêcheries, etc.). Cette dichotomie paraît justifiée par des caractéristiques différentes qui opposent ces types de ressources, mais on peut aussi y entendre un écho du « Grand Partage » entre Nature et Culture, remis en cause dans les travaux de Bruno Latour, et notamment dans son ouvrage « Où atterrir ? Comment s’orienter en politique » paru en 2017.
Pourtant, les travaux fondateurs d’Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie 2009) et de Charlotte Hess sur les Communs de la connaissance présentaient l’intérêt de ne pas opérer ce type de séparation, car ils prenaient en compte la dimension matérielle des Communs de la connaissance (tout comme d’ailleurs le rôle du partage des connaissances dans les Communs naturels). Mais ces enseignements ont fini par être oubliés au profit d’une conception désincarnée des Communs numériques, peu à peu réduits à leur dimension purement informationnelle. Une autre généalogie des Communs numériques passe en effet par la contre-culture américaine des pionniers de l’Internet qui a conduit à les envisager comme des « Communs intangibles de l’esprit » (James Boyle) flottant dans l’éther du Cyberespace conçu comme un territoire séparé du monde des corps et de la matière. Suivant les propositions de Bruno Latour, il importe aujourd’hui de sortir de cette pensée dualiste pour « faire atterrir » les Communs numériques, en appréhendant l’information et la connaissance comme inséparables des infrastructures et des objets matériels permettant leur production et leur circulation, y compris sur un réseau comme Internet.
Ce changement de perspective constitue même une urgente nécessité pour parvenir à penser des Communs numériques qui ne seraient plus « hors-sol », mais au contraire enracinés dans le Terrestre, en cessant de dissocier les enjeux d’émancipation des humains des questions écologiques que les périls de l’Anthropocène nous imposent de regarder en face.
J’ajoute ci-dessous le support sur lequel je me suis appuyé pour l’intervention, qui comporte de nombreux schémas permettant de mieux visualiser le propos, ainsi que les liens vers les références citées.
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Je posterai bientôt sur l’archive ouverte HAL la communication écrite issue de cette intervention, mais je dois encore la remanier pour tenir compte des riches échanges qui ont eu lieu avec les participants du colloque.