La tondue de Chartres
Justice au singulier - philippe.bilger, 3/09/2014
Paris Match n'est pas seulement cet hebdomadaire qui fait la promotion et publie des extraits du livre de l'une de ses journalistes qui l'avait pourtant assigné il n'y a pas si longtemps.
C'est aussi du journalisme de haut niveau aussi bien pour les textes que pour l'iconographie quand nous sont proposées des séquences fortes de notre histoire : "2014 - L'été de la mémoire".
Il y en a une en particulier qui donne des haut-le-coeur (numéro du 21 au 27 août).
Bien sûr, je sais tout ce qu'on répliquera.
Je sais qu'il y a l'Histoire et le misérable, le sordide, le dégradant des drames et des scories qu'elle charrie dans ses magnifiques ou douloureux développements.
Je sais que dans ses plis majestueux, des ignominies se cachent et que leur révélation est passée par réalisme et gloire, par pertes et profits.
Je sais l'horreur des atrocités nazies, la dure et éprouvante botte de l'Occupation qui ne fut pas douce.
Je sais les héros rares, sans forfanterie ni vanité, et les courages silencieux et discrets.
Je sais les authentiques résistants parce qu'il y a des refus qui viennent d'instinct pour des âmes d'élite.
Je sais les faux multipliés à l'approche de la victoire et dont la caractéristique essentielle est de se trouver ostensiblement en première ligne, quand tout a été consommé, les désastres et le désespoir, et qu'il ne reste que l'allégresse si chèrement conquise par d'autres.
Je sais la justice officielle dont je peux comprendre qu'elle n'ait pas été un miracle de sérénité et d'impartialité sans approuver toutes ses extrémités.
Je sais les justices officieuses, expéditives qui ont emprunté l'apparence politique, idéologique pour régler mille contentieux personnels et privés.
Je sais que le bonheur de ces tragédies et de ces libérations, pour les médiocres, est de leur permettre de se venger parfois de l'insupportable et honorable réussite de certains. La vengeance, pour eux, est un plat qui se mange chaud.
Je sais l'horreur de ces peines de mort décidées à la va-vite et qui n'ont pas fait oublier la lâcheté collective, les indifférences peureuses et le souci prioritaire de soi au point d'en oublier le malheur environnant.
Je sais le confort des lucidités rétrospectives et des audacieux par livres interposés.
Je sais les théoriciens - ils pullulent - qui noient l'épouvantable complexité de la période dans l'abstraction simple des valeurs et des principes.
Je sais et j'admire François Mitterrand et sa volonté de ne pas déchirer encore davantage des plaies sans doute impossibles à cicatriser.
Je sais les négationnistes obtus et monomaniaques que la loi Gayssot a parfumés d'un soufre douteux et dissident et qui, invoquant l'exigence démocratique de la liberté d'expression, la rendent en même temps suspecte.
Je sais ce qu'on a fait peser absurdement, au nom des pères, sur les fils et comme le devoir de mémoire a fait surgir une multitude de petits et piètres inquisiteurs.
Je sais ces intellectuels dévoyés, ces journalistes égarés qui ont confondu le nazisme avec l'aurore et ont pris la lutte contre le bolchévisme pour une justification suprême.
Je sais l'épopée, les pages exaltantes, les compromissions et les coups fourrés.
Je sais ces exemples, ces morts emblématiques et suppliciés dans le silence et la fierté de n'avoir pas dénoncé, trahi.
Je sais ce peuple faisant le gros dos, entre deux eaux, incertain, survivant, attentiste, pas méprisable, une masse entre le pire qu'il n'a pas commis et le meilleur qu'il n'a pas osé.
Je sais Arletty affirmant "mon coeur est français mais mon cul est international".
Je sais Georges Brassens se décorant d'un accroche-coeur.
Je sais ombres, lumières, hésitations, ambiguïtés, mauvais choix et coups d'éclat.
Il n'empêche.
Reste que je ne peux voir qu'elle, qu'elle me fait pitié et que la populace autour d'elle à Chartres fait honte.
C'est la même populace qui criait pour réclamer la mort et qui invectivait les condamnés à la peine capitale. Celle qui, d'âge en âge, sort de son trou pour insulter, détruire, hurler et massacrer.
Reste que cette jeune femme tondue de 23 ans, avec son petit enfant de trois mois dans les bras, marchant, accompagnée par ces gens, femmes, hommes et enfants souriants, hilares, goguenards ou haineux, demeure dans ma tête. Quelle sale engeance !
Mais une obsession, une angoisse. L'aurais-je défendue, elle, ou aurais-je fait partie de l'ignoble troupeau ? Aurais-je fait comme tout le monde ou non ?
Je ne sais pas.