Eric Dupond-Moretti n'est pas Abdelkader Merah !
Justice au Singulier - philippe.bilger, 16/11/2017
Le procès d'Abdelkader Merah et sa condamnation au maximum de la peine pour la seule association de malfaiteurs à finalité terroriste n'en finissent pas d'agiter, bien au-delà de l'univers judiciaire, l'espace intellectuel et le monde politique.
Quelque chose s'est joué là qui mobilise les consciences, les intelligences, les sensibilités, qui suscite incompréhension, émotion, indignation et compassion.
Je ne fais même pas référence à cette polémique paroxystique impliquant Charlie Hebdo, Mediapart et Manuel Valls même si, sans forcer abusivement le trait, j'aurais pu la rattacher aux suites de l'arrêt rendu le 2 novembre 2017.
Tout a commencé apparemment avec l'entretien d'Eric Dupond-Moretti (EDM) le défenseur d'Abdelkader Merah, avec Nicolas Demorand sur France Inter et d'autres interviews acceptées par l'avocat, notamment au Journal du Dimanche où il déclarait "avoir focalisé la haine".
En réalité, ce qui a mis en branle le processus vindicatif et dénonciateur à son encontre tient d'abord à la pauvreté judiciaire et aux approximations de ceux qui ont eu à rendre compte des débats de la cour d'assises spécialement composée, des motivations de l'arrêt et de la logique de ce dernier.
On ne pouvait pas espérer que confronté à une telle superficialité et à des analyses aussi orientées, EDM puisse d'emblée se faire traiter avec mesure et équitablement d'autant plus que lui-même n'a jamais eu peur de l'échauffement des esprits et de la contradiction même la plus vigoureuse qui soit.
Il était tout de même piquant d'entendre cette surenchère d'opprobre l'accabler à cause de cet acquittement du chef de complicité d'assassinats terroristes quand la caste médiatique est prête en général à trouver une multitude d'excuses sociologiques à la délinquance et à la criminalité dites ordinaires.
Comme il se doit, EDM a bénéficié du soutien d'un collectif d'avocats pénalistes parmi lesquels trois à quatre cracks indiscutables, arguant que "la fonction des avocats n'est pas de compatir ou de plaire mais de défendre" et que leur confrère visé à titre principal n'était "ni obscène ni méchant, juste avocat !" (Le Monde). Il n'y a pas lieu ici de discuter cette conception banale et classique de la défense mais de retenir que la controverse avait pris une telle ampleur qu'un certain barreau a jugé bon et utile d'intervenir.
Pourtant l'incandescence médiatique et judiciaire a pris un tour dévastateur quand Bernard-Henri Lévy, dans son bloc-notes du Point, s'en est pris violemment à EDM, s'appuyant seulement sur ses réponses à Nicolas Demorand et sur quelques-uns de ses propos d'audience. EDM lui a répliqué vertement et in fine vulgairement, ce qui a entraîné une nouvelle charge de BHL (Libération, L'Express).
Ce dernier, avec talent pour le vitriol - quel formidable avocat il aurait fait ! -, reproche en substance à EDM sa vanité, le fait de prétendre rivaliser avec de très grands avocats incontestés comme Henri Leclerc, Robert Badinter ou Jacques Vergès, son propos sur "l'honneur" qu'il avait eu à défendre Abdelkader Merah et sa provocation devant la cour d'assises quand il avait assimilé la mère de Mohamed Merah aux autres mères tragiquement privées de leurs enfants.
EDM, je l'ai dit souvent, est un ami avec lequel je n'ai pratiquement que des désaccords judiciaires. Je me suis beaucoup intéressé à lui sur mon blog puisqu'en plus de l'entretien vidéo qu'il avait bien voulu m'accorder, je lui avais consacré trois billets : "Eric Dupond-Moretti reçu à l'écrit !" le 15 avril 2012, "Eric Dupond-Moretti : un Jacques Vergès qui gagne ?", le 23 août 2016, et enfin "Eric Dupond-Moretti ou ma voluptueuse exaspération...", le 13 décembre 2016.
J'ai croisé BHL qui n'a jamais été un ami, lui, et sur les pensées et postures duquel j'ai écrit deux à trois billets critiques. J'avais noté en particulier sa particulière inaptitude à comprendre l'univers judiciaire - notamment à deux reprises à Lyon - à cause de sa volonté d'imposer au droit sa grille éthique et de croire que ses impressions étaient forcément des preuves.
Je me souviens aussi comment sur ce même bloc-notes du Point, sans avoir assisté au procès du "gang des barbares" mais pour complaire à son ami Szpiner, il avait tenté de "massacrer" l'avocat général que j'avais été et qui pourtant avait été totalement suivi lors du premier procès. Contre vents et marées, je ne pouvais pas avoir été responsable d'une pire offense !
On mesurera à quel point, malgré les apparences, je peux me trouver en position d'équilibre entre ces deux bretteurs.
Pour la prétendue "vanité" d'EDM, il convient de ne pas se tromper. La médiatisation autour de l'affaire Merah, il ne l'a pas recherchée, il s'en est autant que possible écarté. Elle ne révèle en aucun cas une appétence délétère pour la lumière judiciaire. Elle a surgi parce qu'il y a des procès qui au coeur du débat public mettent forcément l'avocat au premier plan.
Pour le reste, il ne faut pas confondre l'expansion de son être, sa puissance balzacienne en certains instants et sa finesse de dentelle en d'autres pour de la "vanité". "Une force qui va" et qui, parce qu'elle existe pleinement, peut être mal appréhendée et médiocrement jugée. C'est un incoercible besoin d'être : ce n'est pas donné à tout le monde ! Quant au ridicule surnom "d'Acquittator", il ne l'a pas inventé même s'il aurait fallu une modestie hors du commun pour ne pas s'en repaître !
Je suis d'autant plus attaché à cette apologie que j'ai depuis longtemps considéré que le seul ennemi d'EDM était lui-même, en lui-même et que sa résistance au narcissisme - même légitimé par tant de dons et de succès - serait la marque suprême de sa qualité humaine.
BHL s'égare quand il lui impute d'être jaloux de certaines gloires comme par exemple celle de Henri Leclerc et frustré de ne jamais pouvoir les égaler. Cette aigreur est aux antipodes de sa nature. Il se satisfait d'être ce qu'il est au présent et qu'on l'apprécie ou non, il tient une place qui est considérable. Ce sont seulement les mauvais avocats qui éprouvent de la rancoeur à l'égard de qui les dépasse évidemment.
Les deux derniers griefs de BHL me semblent plus sérieux - en tout cas ils méritent d'être considérés avec soin - parce qu'ils relèvent d'une critique sur la conception qu'EDM se fait de sa mission d'avocat.
Sur "l'honneur", je perçois ce qui a pu choquer BHL, comme auparavant Demorand, dans ce trop noble substantif. En effet, EDM aurait pu évoquer "son métier", son "devoir" mais pourquoi l'"honneur" ? Je ne l'aurais pas proféré mais je devine le mécanisme qui a conduit EDM à le dire.
Au fond, le terme "honneur" est inversement proportionnel à l'opprobre, au mépris, à la détestation, à tous ces sentiments négatifs extrêmes liés à la personnalité d'Abdelkader Merah et au rôle criminel global qui lui était dévolu. Qu'il ait mérité cette négativité n'est pas le problème. Le réflexe de l'avocat a été de compenser ce torrent de boue par un mot de dignité, un éclair d'humanité. Choquants peut-être mais rien qui doive faire honte à EDM !
Celui-ci, dans le débat et l'empoignade judiciaires, quand il proteste que "la mère de Mohamed Merah a aussi perdu son fils", n'ignore pas à quel point cette assimilation est discutable, injuste, pour tout dire légère. Il n'est pas assez dénué de coeur et d'esprit pour ne pas mesurer l'incongruité provocatrice de sa réplique. Mais il est avocat et dans le feu des échanges sa seule obsession est de convaincre les magistrats que Merah n'a pas à être expulsé du cercle des humains, des territoires ordinaires du sentiment. Il le réintroduit ainsi de force dans le monde de tous, même de ceux qui le haïssent.
BHL aurait pu faire un exceptionnel avocat mais, pour l'affaire Merah, son intelligence ne lui a servi à rien. Parce qu'il commet une grave erreur, partagée par beaucoup.
Je révèle cette information élémentaire et basique mais qui change tout : Eric Dupond-Moretti n'est pas Abdelkader Merah.