Alerte rouge : l’expertise psychiatrique en mauvais état
Planète Juridique - admin, 17/11/2014
Comme quasiment tous les magistrats, le juge des enfants ne travaille pas qu’avec ses codes . Ainsi pour transformer les situations il lui faut prendre en compte les personnes, leur psyché, leurs états d’âme, leurs troubles. Pour venir en aide aux enfants, mais encore aux parents, il lui notamment mobiliser les compétences psychiatriques. Or force est déjà de constater que la pédopsychiatrie est en crise. Comme le constatait la majorité des présidents de conseils généraux réunis le mardi 12 novembre dernier par la ministre Laurence Rossignol dans le cadre de la concertation lancée pour rénover la protection de l’enfance elle est en voie de disparition dans ce pays.
Mais il y a tout aussi grave, sinon plus : l’expertise psychiatrique elle–même est en crise. Privée de cette grille d’analyse la justice risque d’être renvoyé à interroger seulement les actes ? Personne n’y gagnera. Ce cri d’alerte s’imposait. Puisse-t-il être entendu par les pouvoirs public, mais aussi par la profession et les faire réagir alors qu’il est encore temps.
Je crois opportun de laisser la parole à deux experts de l’expertise les drs Daniel Zagury et Jean Louis Senon sur cette terre d’accueil qu’est ce blog. (1)
Tous deux engagés dans la psychiatrie légale depuis une trentaine d’années, nous ressentons le devoir de tirer la sonnette d’alarme face à une situation qui se dégrade à vue d’œil. Nous ne désignons pas du doigt des hommes, dans une posture de saint Just, mais un système qui encourage les pratiques les plus médiocres. Rien de ce que nous dénonçons ici n’est radicalement nouveau, mais c’est l’amplification de certaines évolutions sur fond de désagrégation de la pratique médico-légale, qui appelle un ensemble de réactions urgentes. C’est d’autant plus crucial que cette décomposition coexiste avec un regain d’intérêt et de curiosité pour la clinique médico-légale chez les plus jeunes. Ils en ont compris l’importance mais ne savent pas encore à quel point cet exercice est ingrat, aujourd’hui à la limite de l’impossible. Nous vivons une curieuse époque où le meilleur côtoie le pire et ce qui est tragique, c’est que toutes les conditions sont réunies pour consacrer le pire. Soucieux de transmission, nous sommes donc porteurs d’une lourde responsabilité.
Oui, nous avons constamment défendu la pratique de l’expertise à une époque où il était de bon ton de la regarder avec condescendance et mépris.
Oui, nous avons œuvré, avec d’autres, pour sa reconsidération. En 2007, l’audition publique sur l’expertise pénale coordonnée par la HAS1, depuis régulièrement citée, est venue consacrer la nécessité d’une clarification, accompagnée de recommandations de bonnes pratiques. Elle constatait que l’expertise « remplit de moins en moins le rôle de filtre visant à repérer les malades afin de leur donner des soins ». Elle préconisait notamment de ne pas se prononcer sur la responsabilité dans les expertises en réquisition immédiates et surtout « d’éviter de prévoir de nouveaux cas réglementaires ou législatifs de recours à l’expertise psychiatrique pénale ».
Pourtant, depuis cette mise au point collective, loin de s’être améliorée, la situation de l’expertise pénale s’est dégradée. Nous y voyons au moins les quatre raisons suivantes.
Les quatre raisons de cette dégradation
L’inflation de la demande jusqu’à l’absurde
De fait divers en fait divers, de réforme en réforme, de la loi du 10 août 2007, à celle du 25 février 2008, puis du 10 mars 2010 au 14 mars 2011, empilage de lois-alibi démagogique des politiques, les sollicitations se sont multipliées, tandis que les caisses de l’État se vidaient et que les listes d’experts rétrécissaient (on est passé de 840 experts inscrits en 2007 à 465 aujourd’hui2). Nous sommes, avec ces lois empilées, passés d’une prépondérance d’expertises présententielles de responsabilité aux expertises de prélibération d’évaluation de la dangerosité. Si peu de praticiens doivent faire beaucoup, c’est l’encouragement des « sérials experts », aux pratiques que nous avons constamment dénoncées. Les rapports que nous recevons dans nos services pour justifier le SDRE médico-légal sont souvent affligeants, sommaires, bâclés, sans aucune demande de renseignement auprès de l’équipe soignante, avec des erreurs grossières. Les valeurs se sont inversées : c’est lorsque nous recevons une expertise sérieusement argumentée que nous sommes heureusement surpris.
La toute-puissance trompeusement accordée à notre discipline
Comment ne pas voir qu’à l’excès d’honneur succède l’indignité, que celui qui prétend tout savoir s’avère vite un Diafoirus. Plus vite (dès la garde à vue), plus loin (dans l’avenir reculé), plus haut (en visant l’omniscience), l’idéal olympique s’est emparé de l’expertise. Certains s’y sont précipités. Comme le ridicule ne tue pas, ils ne sont pas morts mais nous ont fait perdre une part de notre crédibilité. Il n’y a pas de champ de connaissance qui ne marque la frontière, à partir de laquelle il perd sa pertinence, un au-delà duquel son ticket n’est plus valable. Lors de la conférence de consensus, les limites de l’examen de garde à vue avaient été clairement énoncées. Cet examen ne saurait être confondu avec l’expertise. Ce sont deux exercices nobles, deux traditions historiques prestigieuses mais ils n’ont pas les mêmes fonctions. Pourtant la pratique de l’expertise en garde à vue s’est généralisée. Quelques minutes dans un commissariat suffisent à nos grands experts, qui se moquent des recommandations de bonnes pratiques, sans aucune donnée objective contextuelle, alors que l’enquête n’est pas entamée, pour deviser sur la responsabilité et le pronostic lointain. On a même vu surgir une nouvelle race de praticiens, qui se présentent eux-mêmes comme « experts près le Parquet » ! Faudra-t-il en publier les perles pour que certains soient rappelés à un peu de retenue ? C’est ce que suggérait un collègue de l’IPPP, où la collection du bêtisier s’enrichit de jour en jour.
L’absence de jurisprudence expertale
Comment interpréter les textes dans leur formulation générique ? Nous avons abordé cette question à plusieurs reprises et plaidé pour un accord minimal. Est-il acceptable que se généralise jusqu’à l’absurde la dissonance médico-légale : trois expertises, l’une concluant à l’abolition, l’autre à l’altération et la troisième à la pleine responsabilité. C’est devenu quasiment la règle. Est-il devenu tolérable que des collègues s’appuient explicitement, ouvertement, sur des critères idéologiques, au mépris de la loi en vigueur et surtout de la clinique la plus élémentaire ? Les deux procès successifs de Stéphane Moitoiret et de Noëlla Hégo en ont été l’illustration pathétique. Il est heureux que d’autres que nous se soient emparés de ce cas emblématique3. Il faut lire la très belle étude de Jean Charles Marchand. Ce n’est hélas peut-être plus des psychiatres qu’il faut attendre la défense de la psychiatrie légale.
La vacuité des caisses de l’État
On le sait depuis longtemps, la rémunération de l’expertise de base est notoirement insuffisante. On le sait également, les prestations aux Assises sont récompensées d’un misérable pourboire. On le sait encore, beaucoup de juges n’attendent pas grand-chose d’un compte rendu rapide d’examen sommaire, exigence formelle de la procédure. On le sait toujours, c’est la raison principale du manque d’attractivité de l’expertise pénale, voire de son caractère répulsif. Ce que beaucoup ne savent pas, c’est que d’autres pays (Allemagne, Suisse…) rémunèrent l’expertise vingt fois mieux que la France. Mais ce n’est pas le pire : aussi peu soient-ils payés, encore faut-il que les experts le soient. On sait ce qu’il en est actuellement. Ceux qui ont une conception exigeante de l’expertise pénale, qui savent qu’un bon rapport dans certaines affaires complexes justifie parfois des dizaines d’heures de travail, adressent un devis à l’autorité mandante, dans le respect des textes en vigueur. La tendance est au rejet pur et simple ou à la réduction. Autrement dit, le choix est laissé à l’expert de revoir à la baisse son temps de travail ou d’accepter que sa conscience professionnelle soit sanctionnée. Mais le calvaire de l’expert français ne s’arrête pas là : le praticien à la pratique honnête sera sidéré de voir son directeur d’hôpital, son inspecteur des impôts, son juge taxateur, les caisses de ses collègues libéraux, la garde des Sceaux… interpréter contradictoirement, chacun selon ses intérêts, le statut de ses revenus. Soumis à une rémunération plafonnée à un taux ridicule, il apprendra avec effarement qu’il a une pratique libérale et qu’il va être dépecé.
Une refonte globale pour la défense de l’expertise
Autrement dit, sans une clarification urgente du cadre de l’expertise psychiatrique pénale, il est possible d’être prédictif avec peu de risques de se tromper : la médiocrité deviendra la norme. Toutes ces tendances s’accentueront pour converger vers un minimalisme expertal répondant au minimalisme de sa considération financière. Les meilleurs partiront, écœurés. Le mouvement est déjà largement entamé. Mais la nature a horreur du vide. Généralistes, psychologues et praticiens peu regardants sur l’éthique sauront occuper les espaces vacants.
Bien sûr, il faut défendre l’expertise, non point par point, mais en exigeant une refonte globale. La situation anarchique actuelle est la résultante d’une sédimentation de pratiques et de textes archaïques. Il n’est plus possible de la cautionner : moins d’expertises, mieux d’expertises, plus de considération, prise en compte de la complexité de certaines affaires, tutorat pour les plus jeunes, rétribution digne des prestations orales. Ces réformes ne seront pas nécessairement coûteuses, compte tenu du nombre actuel d’expertises inutiles. Mais il convient également de restaurer le poids des psychiatres dans l’inscription et le renouvellement des experts. Il est étonnant que le système français accorde si peu de considération à l’avis de la profession elle-même. On est expert et on cesse de l’être lorsque les juges en ont décidé ainsi. Ils ont leurs critères, essentiellement de forme. Nous avons les nôtres, essentiellement de fond. Sans basculer dans la polémique, sans évoquer avec Gilbert Ballet « les connexités compromettantes », sans détailler les conséquences fâcheuses d’une telle dépendance exclusive, demandons simplement d’avoir notre mot à dire. Mais nous serons d’autant plus crédibles que nous aurons le courage de balayer devant notre porte et de refuser de voir dévoyer l’expertise psychiatrique pénale, comme elle l’est de plus en plus fréquemment par les psychiatres eux-mêmes. Être expert, ce n’est pas seulement rendre des services au système judiciaire. C’est aussi et surtout s’inscrire dans une tradition historique prestigieuse et honorer une pratique indispensable au rapport santé-justice en démocratie.
Auteur(s) : Daniel Zagury1, Jean Louis Senon2jean.louis.senon@univ-poitiers.fr
1 PH Chef de service, Centre psychiatrique du Bois-de-Bondy 93140 Bondy, France
2 CRIMCUP Université de Poitiers, UCMP CHHL, BP 587 86021 Poitiers, France
Texte déjà publié sur
www.jle.com/fr/revues/ipe/e-docs/lexpertise.../article.phtml?...
1 http://www.has-sante.fr/portail/jcms/c_546807/fr/expertise-psychiatrique-penale Consulté le 15 aout 2014
2 http://www.senat.fr/questions/base/2013/qSEQ130204790.html consulté le 15 aout 2014
3 Marchand JC. Valentin et les délirants. Paris : Anne Carrière, 2014.