L’exclusion forcée du marché comme enclosure des biens communs
– S.I.Lex – - calimaq, 29/05/2017
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La semaine dernière est paru sur le site Reporterre un intéressant article consacré à Jean-Luc Danneyrolles, le fondateur du « Potager d’un curieux » : un lieu situé dans le Vaucluse dédié à la préservation et à la promotion des semences libres. Le papier explique notamment le parcours du combattant que ce paysan a dû traverser pour faire accepter son activité par les autorités administratives. Il a heureusement pu régulariser pour l’essentiel sa situation, mais un point continue à générer des frictions : celui de la commercialisation des semences qu’il produit.
Quand on pose à Jean-Luc la question simple du droit à vendre toutes ses graines, il renverse l’interrogation. « De quel droit n’aurait-on pas le droit de produire de bonnes graines et de les commercialiser ? C’est la réappropriation de ce patrimoine que je défends. On n’a pas le droit, on prend le droit. Prendre un droit, ce n’est pas voler quelque chose, explique t-il. Je ne m’imagine jamais que la police viendra m’arrêter parce que je vends mes graines. On est soutenu par la société civile, c’est-à-dire qu’il y a plein de gens qui m’encouragent à continuer et ça me suffit. »
Interdiction de commercialiser les semences libres ?
Comme j’ai déjà eu l’occasion d’en parler sur S.I.Lex, les semences peuvent faire l’objet en Europe d’un droit de propriété intellectuelle par l’intermédiaire des Certificats d’Obtention Végétale (C.O.V.) qui protègent des variétés obtenues par les semenciers. Par ailleurs, pour pouvoir légalement commercialiser des semences, il faut que celles-ci soient enregistrées dans un catalogue reposant sur des critères excluant par définition les variétés anciennes, comme l’explique l’article de Reporterre :
Pour la commercialisation de graines ou de plants, le décret n° 81-605 du 18 mai 1981 impose l’inscription des variétés au catalogue officiel des espèces et variétés végétales. Et pour être inscrites, les variétés doivent subir deux tests : DHS (pour « distinction, homogénéité, stabilité ») et VAT (pour « valeur agronomique et technologique »). Premier accroc, les variétés anciennes, paysannes, de terroir, appelez-les comme vous le voulez, sont par essence instables. Elles s’expriment différemment selon les biotopes et les conditions climatiques. Donc retoquées par les tests d’entrée au catalogue.
Les variétés qui respectent les critères DHS constituent en général des « hybrides F1 » produits par les grandes sociétés semencières, qui donnent des plantes aux caractéristiques identiques, quel que soit leur environnement. Elles dégénèrent aussi dès la première reproduction, ce qui empêche les agriculteurs et les jardiniers de réutiliser les semences et les oblige à racheter chaque année des graines aux mêmes industriels. On voit donc que le système a été conçu pour privilégier mécaniquement les variétés protégées par des droits de propriété intellectuelle, tandis que les semences dites « libres » (celles appartenant au domaine public) sont désavantagées, notamment parce qu’elles ne peuvent être commercialisées.
La réglementation s’est néanmoins quelque peu assouplie au niveau européen depuis 2011, avec la mise en place d’une liste complémentaire au catalogue officiel reposant sur des critères d’homogénéité moins drastiques, qui permet d’y faire entrer des variétés anciennes. Mais cette marge de manoeuvre demeure insuffisante pour couvrir l’ensemble des semences du domaine public, ce qui fait que des paysans militants, comme Jean-Luc Danneyroles, restent pour une large part dans l’illégalité lorsqu’ils veulent commercialiser les semences qu’ils produisent. Ils risquent notamment des amendes infligées par la répression des Fraudes, qui peuvent être élevées (même si elles sont rarement appliquées en pratique). Une association comme Kokopelli a décidé de braver ouvertement ces interdictions ubuesques, en revendiquant comme un droit la possibilité de commercialiser les semences libres, jusqu’à le défendre devant la justice. On a cru l’an dernier que la situation allait changer avec la loi Biodiversité dont un article autorisait explicitement les associations à but non lucratif à commercialiser des semences appartenant au domaine public. Mais le Conseil constitutionnel a hélas prononcé l’annulation de cette partie du texte, au motif – très contestable – qu’elle entraînait une rupture d’égalité vis-à-vis des sociétés commerciales.
Sur toutes ces questions complexes liées à la législation sur les semences, je vous recommande fortement l’ouvrage suivant, récemment paru, qui permet d’en comprendre l’essentiel rapidement :
Des liens ambigus entre enclosures et marchandisation
Ce que je trouve intéressant avec cette histoire racontée dans Reporterre, mais plus largement avec la problématique des semences libres, c’est qu’elles illustrent bien les rapports complexes qu’entretiennent les biens communs et le marché. On considère en effet que les semences libres constituent un exemple-type de ressources assimilables à des « Communs ». Elles sont en effet parvenues jusqu’à nous par le biais d’un processus de transmission de génération en génération d’agriculteurs, qui ont conduit le processus de sélection et de croisement nécessaires pour développer les variétés et les adapter à leur milieu. Les variétés dites « anciennes », « paysannes » ou « traditionnelles » ne sont pas protégées par des droits de propriété intellectuelle : elles appartiennent au domaine public et sont donc à ce titre, librement reproductibles, ce qui en fait tout l’intérêt pour les agriculteurs, notamment pour se défaire de leur dépendance vis-à-vis des industries semencières.
Comme ces semences appartiennent au domaine public, elles devraient aussi pouvoir faire l’objet, en tant qu’objets physiques, d’une libre commercialisation sur le marché. On voit bien que c’est une condition pour que des activités comme celles du « Potager d’un curieux » ou de Kokopelli puissent être durables et se développer. Même si ces structures adoptent généralement des formes associatives tournées vers la non-lucrativité ou la lucrativité limitée, elles ont besoin d’une connexion avec le marché, ne serait-ce que pour couvrir les coûts induits par la production et la distribution des semences. Or c’est précisément ce qui leur est aujourd’hui interdit théoriquement par la réglementation, qui s’est organisée pour exclure du marché les semences traditionnelles, via notamment les obligations d’enregistrement au catalogue officiel.
On voit donc qu’ici, l’enclosure spécifique qui pèse sur les semences consiste en une exclusion forcée du marché, et c’est quelque part contre-intuitif, par rapport à l’idée générale que l’on peut se faire du phénomène d’enclosure des biens communs. Historiquement, les enclosures ont frappé d’abord certaines terres qui faisaient l’objet d’un usage collectif par la distribution de droits de propriété privée pour les transformer en marchandises. Des propriétaires fonciers se sont vus reconnaître en plusieurs vagues le droit d’enclore des terres faisant auparavant l’objet de droits d’usage collectifs coutumiers. C’est notamment ce qui s’est produit en Angleterre au cours du 18ème et du 19ème siècle. En France, le démantèlement des Communs a plutôt pris la forme à partir de la Révolution française d’un processus de « partage des Communaux« , qui a consisté en la mise en vente dans certaines régions de ces terres pour qu’elles deviennent des propriétés privées. Dans ces deux cas, l’enclosure prend la forme d’une inclusion forcée dans le marché de biens qui, auparavant, en étaient « protégés » et l’on peut même dire que l’enclosure vise alors explicitement à la marchandisation du bien.
Il faut relire à cet égard les analyses de l’historien Karl Polanyi dans son livre « La Grande Transformation » dans lequel il explique comment la « société de marché » s’est constituée et généralisée en produisant trois sortes de « marchandises fictives » : la terre (et plus largement la nature), le travail (l’activité humaine) et la monnaie. Dans sa vision, c’est l’inclusion forcée de ces trois biens essentiels dans les mécanismes du marché qui a permis à celui-ci de se « désencastrer » du reste de la société et de devenir ce système auto-régulé qui a permis l’essor du capitalisme.
L’exclusion du marché comme enclosure
De ce qui précède, on peut avoir l’impression que l’enclosure est donc intimement liée à la « marchandisation ». On constate d’ailleurs que beaucoup des luttes sociales menées au nom des Communs réclament que certains biens soient exclus du marché, ou soumis à une régulation spécifique, qui les protègent de ses excès les plus destructeurs. C’est le cas par exemple pour les combats menés autour de l’eau, en Italie notamment, qui sont passés par l’opposition à la privatisation de la gestion de l’eau par de grandes sociétés.
Néanmoins, le cas des semences nous montre que la question des enclosures est beaucoup plus complexe. Pour bien saisir ce qui arrive aux semences, il faut en effet les appréhender de deux manières différentes : dans leur dimension immatérielle, à travers les variétés végétales que les semences expriment et dans leur dimension matérielle, à travers les objets physiques que sont les graines produites par les paysans. Les variétés végétales anciennes ne font pas (et n’ont jamais fait) l’objet de droits de propriété intellectuelle, à la différence des hybrides F1 produits par l’industrie semencière. A ce titre, ces variétés sont effectivement « dé-marchandisées », au sens où elles ne peuvent faire l’objet, en tant que telles, d’exclusivités soumises à autorisation et transaction. Mais les graines produites par les paysans constituent de leur côté des objets physiques rivaux, qui font l’objet de droits de propriété et peuvent être légitimement vendus sur le marché. Sauf que la législation sur les semences a été organisée pour empêcher justement à ces semences d’accéder au marché et pouvoir faire l’objet d’une commercialisation, contrairement aux variétés propriétaires. L’enclosure du bien commun que constituent les semences traditionnelles n’a donc pas ici la même nature que celle qui a frappé les terres ou l’eau : elle consiste en une exclusion forcée du marché.
A vrai dire, on pourrait dire que les semences libres sont soumises à un double processus d’enclosure, les deux travaillant en sens inverses. On sait en effet que certaines grandes firmes comme Bayer ou Monsanto travaillent à déposer des brevets abusifs sur certaines des caractéristiques de plantes anciennes, comme des résistances naturelles à des maladies. Elles font cela pour se réserver des droits sur la « dimension immatérielle » des végétaux, en créant de nouvelles variétés OGM dans lesquelles elles vont injecter les gènes porteurs de ces traits particuliers. Dans cas, elles utilisent un droit de propriété intellectuelle pour provoquer une inclusion forcée dans le marché sur un élément qui, auparavant, appartenait au domaine public et était librement utilisable. Un des exemples les plus connus de ce phénomène qu’on appelle « biopiraterie » a par exemple concerné un brevet déposé par une société hollandaise sur un caractère de résistance aux pucerons d’une laitue, lui permettant ensuite de lever une redevance sur tous les producteurs de semences de ces salades.
L’enclosure peut donc consister en une inclusion forcée dans le marché et c’est souvent l’effet de l’application de droits de propriété intellectuelle. Un autre exemple que l’on pourrait citer en ce sens est celui des articles scientifiques. Produits dans leur grande majorité par des chercheurs employés par les universités publiques, ils sont captés par des éditeurs privés par le biais des cessions de droits d’auteur consentis par ces mêmes chercheurs au moment de la publication, et revendus ensuite à des prix très élevés aux universités. Celles-ci sont alors obligées de racheter avec de l’argent public ce qui avait pourtant à l’origine été financé par des fonds public (le salaire des chercheurs). Pour reprendre le vocabulaire de Polanyi, on est là dans un cas caricatural de « marchandises fictives », créées par l’application artificielle de droits de propriété intellectuelle sur des biens afin de les inclure de force dans un marché.
Mais inversement, on trouve aussi des biens immatériels qui subissent, comme les semences, des phénomènes d’enclosure par exclusion forcée du marché. Si l’on prend par exemple le cas des logiciels libres, on connaît par exemple le problème de la vente liée (dite aussi parfois justement « vente forcée ») qui fait que l’on ne peut en général acheter des ordinateurs sans logiciels propriétaires préinstallés, ce qui conditionne les utilisateurs à l’usage des logiciels protégés au détriment des logiciels libres. L’an dernier, la Cour de Justice de l’Union Européenne a d’ailleurs refusé de considérer que la vente liée de PC et de systèmes d’exploitation propriétaires constituait une pratique commerciale déloyale. L’analogie avec les semences n’est pas parfaite, mais il existe tout de même un lien dans la mesure où le problème de la vente liée empêchent les logiciels libres d’atteindre le consommateur dans les mêmes conditions que les logiciels propriétaires, alors que le marché des machines serait important pour leur distribution et leur adoption par le plus grand nombre. Au final, le consommateur est privé dans le deux cas du choix de pouvoir opter pour une solution libre, radicalement en ce qui concerne les semences et relativement pour les logiciels.
Pour une approche complexe des liens entre Communs et marché
Arriver à appréhender le phénomène des enclosures dans toute complexité est à mon sens important, notamment pour éviter des contresens sur la question des Communs. On dit parfois que les Communs constituent une « troisième voie entre le Marché et l’Etat« , mais cette manière de présenter les choses est assez trompeuse. Il vaudrait mieux dire que les Communs, avec l’Etat et le marché, constituent une manière pour les humains de prendre en charge des ressources. Ces trois pôles peuvent selon les moments de l’histoire avoir plus ou moins d’importance (aujourd’hui, nous traversons une période de domination écrasante des mécanismes du marché auto-régulé, se traduisant par une marginalisation des Communs et un affaiblissement de l’Etat). Mais les Communs sont toujours articulés à l’Etat et au marché : ils ne constituent jamais une sphère complètement autonome. Ils peuvent notamment avoir besoin de débouchés sur le marché pour exister et peser significativement dans les relations sociales. C’est ce que montre parfaitement l’exemple des semences libres.
Certes, il existe aussi des cas où il faut se battre pour une « dé-marchandisation » de certains biens et beaucoup des luttes pour la récupération des Communs passent par cette confrontation avec le marché pour lui « arracher » des ressources essentielles. Mais il existe aussi des cas où il faudra au contraire se battre pour le droit à ce que des ressources rejoignent le marché pour faire l’objet d’échanges. Cela peut paraître à première vue déroutant, mais il me semble crucial de garder ceci en tête pour ne pas sombrer dans un romantisme qui nous ferait croire que l’objectif est de « sortir de l’économie », comme on peut le lire parfois… Il y a un combat aussi à mener « dans l’économie », comme le disait justement Karl Polanyi, pour « réencastrer » cette sphère au sein des processus de régulation sociale et notamment dans des logiques de réciprocité.
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C’est ce qu’exprime d’ailleurs à sa manière Jean-Luc Danneyroles à la fin de l’article de Reporterre, en faisant référence à la question du troc et des communs. On sent à la fois sa réticence à considérer les semences comme des marchandises « comme les autres » et son besoin de se connecter pourtant à un marché :
Au calme, dans sa cuisine en plein air, au moment du café, comme quasiment tous les jours, Jean-Luc reçoit de la visite. Une curieuse cherche de la camomille romaine pour des soins de peau. Jean-Luc lui prodigue conseils, noms de plantes et méthodes de culture. Elle repartira avec ses sachets de graines, en échange de savon et de dentifrice qu’elle a confectionnés. Jean-Luc a toujours un peu de mal avec le fait de se faire payer. « L’idéal, c’est le troc, j’aime l’idée des biens communs, qu’on ne paye pas pour ce qui appartient à la nature. » Utopiste oui, mais les pieds sur terre. « Tout travail mérite salaire », sait-il, et ses graines sont son moyen de vivre.
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