Au procès Kerviel, la trajectoire brisée d’un polytechnicien
Chroniques judiciaires - prdchroniques, 18/06/2012
Il pourrait dire, comme dans la fameuse publicité pour une marque de lunettes: "Avant, j'étais polytechnicien". C'était il y a quatre ans. Une éternité. Eric Cordelle avait alors 36 ans, dont douze passés à la Société générale et une solide réputation dans l'ingénierie financière. Après un passage au Japon, il était revenu au siège de la banque et avait été nommé à la tête du desk qui regroupait les traders en charge des produits dérivés. Le prestigieux "Delta One". Là où officiait Jérôme Kerviel.
Le 24 janvier 2008, la trajectoire d'Eric Cordelle s'est brisée. Une semaine plus tôt, la direction de la Société générale avait dû reconnaître à la face du monde une perte historique de 4,9 milliards d'euros. Jérôme Kerviel commençait son parcours judiciaire. Eric Cordelle, lui, était licencié sans indemnités.
Lundi 18 juin, il a été entendu comme témoin devant la cour d'appel de Paris.
A la présidente Mireille Filippini qui lui demande de décliner son parcours professionnel, il dit: "mon dernier poste était celui de manager de Jérôme Kerviel". Quand elle l'interroge sur ses diplômes, il répond qu'il a fait des "études d'ingénieur". C'est qu'il pèse lourd, à ce moment, le titre de polytechnicien sur les épaules d'Eric Cordelle.
Le timbre de sa voix se voile lorsque cet homme diplômé de la plus grande école française explique que pendant quatre ans, il a vainement cherché du travail. "Ma carrière s'est arrêtée net. Avant n'importe quel entretien d'embauche, on tape mon nom sur internet. Et on dit: “Ah! Cordelle, l'ancien patron de Kerviel? ça va être difficile de l'embaucher...”
Eric Cordelle a "deux adversaires" aujourd'hui: la Société générale contre laquelle il a lancé une procédure devant les prud'hommes et Jérôme Kerviel. Une première bataille "pour l'argent" contre la banque qui lui reproche de "n'avoir pas vu" les positions à risque que prenait le trader qui était sous ses ordres et de ne pas avoir su l'arrêter à temps. Et une autre, "pour l'honneur", contre son ancien subordonné, "un manipulateur hors pair", qui, dit-il, "ment tout le temps" en affirmant qu'Eric Cordelle connaissait tout de ses opérations.
Ne serait ce moment où la bascule d'une vie s'est invitée dans l'austérité technique des débats, l'audience du jour a surtout mis en lumière la défaillance de la banque à gérer et à contrôler ce qu'elle avait créé.
Lorsqu'il est nommé à la tête du desk Delta One, Eric Cordelle n'a pas d'expérience du trading, contrairement à son prédécesseur. Il reconnaît ne pas avoir prêté une attention suffisante à tous les mails dont il était destinataire en copie et qui auraient pu l'alerter. Il y avait bien des questions, mais à chaque fois, Jérôme Kerviel apportait des réponses. "Pour moi, tout était sous contrôle", explique le témoin.
La présidente, Mireille Fillipini qui mène toujours avec la même autorité les débats, lui demande:
- Vous n'avez pas cherché à en savoir davantage?
- Je me suis satisfait de ses explications.
Tout se passe comme si la croissance spectaculaire du marché des produits dérivés avait aveuglé la hiérarchie de la banque.
- En 2007, on attend de Jérôme Kerviel un résultat de 2 millions d'euros. Il en fait plus de quarante. Ça ne vous a pas inquiété?
- Non. Quand je suis arrivé dans l'équipe, en avril 2007, le desk était un secteur en forte croissance. Ça ne me semblait pas exceptionnel.
Il y avait pourtant eu, en 2005, une première alerte sur les dépassements à risque du trader et celui-ci avait alors été sérieusement rappelé à l'ordre par son chef hiérarchique. De ce précédent, Eric Cordelle dit ne jamais avoir été informé.
- Jérôme Kerviel m'avait été présenté comme un trader, déjà senior, sur lequel je pouvais m'appuyer.
_____________________
Lire également le précédent compte-rendu d'audience: le plaidoyer pro-Kerviel d'une petite main de la finance.