L’assassinat d’une femme, trois hommes et l’Algérie
Chroniques judiciaires - prdchroniques, 25/11/2011
La cour d'assises d'appel de l'Aude à Carcassonne a condamné jeudi 24 novembre Jean-Michel Bissonnet à 20 ans de réclusion criminelle pour avoir commandité l'assassinat de son épouse Bernadette, l'aide jardinier Meziane Belkacem, qui avait avoué être l'auteur du crime, à la même peine, et le vicomte Amaury d'Harcourt, coupable de complicité, à 8 ans. On peut s'arrêter là.
Comme je l'avais écrit ici, il y a, dans le parcours d'un(e) chroniqueur judiciaire, des histoires qui marquent plus que les autres. Pourquoi? C'est compliqué, touffu, indistinct. Si je devais le justifier, je dirais que dans cette affaire, les auteurs sont en quelque sorte "à la hauteur" du crime qui leur est reproché, ce qui est rare. J'ajouterais que je dois l'envie de réécrire sur cette histoire à la lecture de quelques pages de l'Art français de la guerre, qui ont soudain donné une résonance profonde à un sentiment resté vague jusque là. Ce sentiment qu'au-delà du destin individuel de trois hommes, le crime prenait racine dans un fonds d'histoire collective.
Si l'on veut continuer, voilà la suite, publiée dans Le Monde du 25 novembre. Je vous préviens, c'est long.
CELA fait déjà quelque temps que le président a repéré l’homme au blazer bleu marine qui vient s’asseoir seul, chaque matin, sur les bancs du public. Toujours à la même place, devant, pour mieux entendre ce qui se dit, mais pas tout devant non plus, pour laisser la place aux autres. De là où il est, il voit bien le box, sans être gêné par les reflets sur les vitres qui encagent les trois hommes, le vieux un peu maigre, le rondouillard aux cheveux gris qui s’agite tout le temps, et le grand impassible.
Le dernier, c’est son fils. Il a assassiné à bout portant une dame qu’il connaissait peu et qu’il aimait pourtant bien. Il a expliqué qu’à ce moment là, tout allait mal dans sa vie et qu’il avait fait ça pour de l’argent à la demande de son patron, l’homme aux cheveux gris, qui en avait marre de sa femme. Il a dit aussi que l’ami du patron, le vieux maigre, avait été au courant avant et avait récupéré l’arme après. Le vieux maigre a dit que tout était vrai. Le patron dit qu’ils mentent tous les deux.
L’homme au blazer bleu marine a gardé les mains croisées, posées sur ses cuisses pendant tout le temps où son fils parlait. Ça n’a pas été très long, car il n’a pas beaucoup de mots. A la fin, il a dit :
- De toute façon, j’ai jamais rien réussi.
Avant qu’il ne se rassoie sur le banc des accusés, le président lui a demandé.
- Monsieur Belkacem, c’est bien votre père qui est dans la salle ?
La voix a hésité.
- Oui.
- Pouvez-vous venir à la barre, Monsieur ?
L’homme s’est avancé.
- Voulez-vous nous parler de votre fils ?
- Mon fils…mon fils…Moi, je suis parti d’Algérie en 1962. Meziane avait trois ans. J’étais militaire. Harki.
Le mot a claqué.
En 1962, ce père s’appelait Mohammed. Il parle de la Kabylie qu’il a quittée, parce qu’il n’était plus du bon côté. « J’ai choisi la France, je me suis battu contre mes frères ». De l'opprobre qui, là-bas, a pesé sur son fils et sur sa fille parce que leur père était « un traître ». Il dit: « Les enfants de harkis, en fait, c'était comme s'ils avaient perdu leurs droits civiques, ils n'avaient pas le droit d'aller à l'école». De la promesse que l’armée française lui avait faite de rapatrier sa famille. De l’espoir et de l'attente déçus, des enquêtes vaines de la Croix-Rouge pour les retrouver. Du temps qui passe et sépare. De son prénom Mohammed qu’il change en Louis. De la vie qui se reconstruit avec une autre femme.
Puis de ce jour où, sachant que son fils est devenu majeur, il lui fait parvenir via l'ambassade, le passeport français auquel il a droit et un billet d'avion pour Paris. De l'arrivée en France de ce gaillard analphabète qui ne parle que le kabyle. Des cours du soir pour lui enseigner les rudiments de français. Du service militaire pour le dégrossir. De l'éducation à la dure pour rattraper la trop longue absence – « J'ai essayé de lui donner le respect, la tolérance, le goût du travail ». Des petits boulots dans le bâtiment – « Mon fils, il n'a jamais arrêté de travailler, mais vous savez, en France, déjà il n’y a pas beaucoup de travail, alors, quand on est bronzé, ça n’arrange pas les choses ». De la première épouse qu'il lui a trouvée – « J’avais un ami qui avait une fille… » - de l'échec, du second mariage, des enfants, de l'échec encore. De la déception et de la fâcherie entre le père et le fils qui s'en est suivie.
Et de ce jour de mars 2008, où il apprend « à la télévision » que son fils a avoué avoir tiré avec une carabine à canon scié sur Bernadette Bissonnet, une rentière aisée de Montpellier. De son incompréhension. De sa culpabilité, aussi, même s’il ne le dit pas comme ça.
- Ce qu'il a fait, c'est terrible. Mais c'est mon fils. On ne renie pas son fils.
On connaît bien ces moments là, dans les cours d'assises. Une sorte de dédoublement des mots. La cour et les jurés, les procureurs, les avocats, le public écoutent un homme parler de son fils. Mais un fils écoute son père parler de lui, devant les autres. Plus il parle, plus Meziane Belkacem s'affaisse. La tête rentre dans le cou. Le cou s'enfonce dans les épaules. Les épaules arrondissent le dos. Le dos plie et se tasse.
Le président feint d'apercevoir soudain un fil rouge au revers de la veste du père.
- Monsieur, vous avez une distinction à la boutonnière, qu'est-ce que c'est?
- C'est la Légion d'honneur.
Le banc a englouti le fils.
Des fois, il suffit de peu pour modifier l’éclairage d’un procès. Sans doute pressentait-il, le président, qu’avec la présence de ce père, dans le prétoire, le crime s’échapperait. Que l’assassinat de Bernadette Bissonnet, à Castelnau-Le-Lez, le 11 mars 2008, drame conjugal singulier, viendrait s’enchâsser dans une tragédie collective. Qu’aux côtés du fusil à canon scié, de l’argent omniprésent, de la domination, de l’inacceptable soumission, l’Algérie, sa guerre et son impossible héritage irriguent cette tragédie. Qu’elles en constituent peut-être même le centre, sans lequel rien n’aurait été possible.
En 1959, l’année où naît Meziane Belkacem, un garçonnet de douze ans, Jean-Michel Bissonnet, quitte la ville d’Oran où il est né et où il a grandi. Ses parents commerçants préfèrent l’envoyer au collège en métropole. Ils sont inquiets, à cause des «événements». Bientôt, ils partiront eux-aussi pour ne plus jamais revenir, rejoignant ainsi la grande cohorte des rapatriés, Français déchirés et cadenassés dans cette « nostlalgérie », décrite par Derrida.
Sur les centaines de bateaux qui quittent alors les ports d’Algérie et traversent la Méditerranée avec leur cargaison de familles, un homme de 37 ans s’est décidé lui aussi à embarquer. Amaury d’Harcourt emporte dans ses malles ce qu’il lui reste d’une passion qui l’a ruiné. Des enregistrements de musique traditionnelle africaine dont il fera bientôt don au Musée de l’Homme. Les affaires de sa maison de production de disques, à Alger, n’étaient déjà pas florissantes, les « événements » les ont achevées.
Cela faisait quinze ans qu’il sillonnait l’Afrique. Ça lui avait pris à la Libération. Il avait raté son bac, fait un petit bout de chemin avec la Résistance moins par conviction politique que pour embêter sa famille pétainiste, et la guerre finie, avait décidé de prendre le large. Avant d’entreprendre de graver la mémoire musicale de l’Afrique, il a été chauffeur de camions, chercheur d’or au Gabon et entrepreneur dans la briquèterie au Congo. Le bateau qui le ramène en France en 1962, ne clôt pas seulement quelques uns des épisodes les plus rocambolesques de sa vie, il le rappelle aux devoirs d’un titre. En Puisaye, le domaine familial attend Amaury, vicomte d’Harcourt, fils puîné de l’une des trois plus anciennes familles de la noblesse française par son père, descendant Wendel par sa mère.
A Saint-Eusoges, on élève des sangliers. Certains sont destinés aux chasses présidentielles de Chambord, d’autres sont réservés aux hôtes chasseurs qui, quelques fois l’an, achètent le droit de fouler le domaine des d’Harcourt. Un jeune homme ébloui vient un jour proposer ses services. Il s’appelle Jean-Michel Bissonnet et ne sait pas encore ce qu’il fera de sa vie. En échange d’un coup de mains à l’élevage des sangliers, le vicomte s’engage à lui enseigner l’art de la chasse. Assis en bout de table, chez les d’Harcourt, Jean-Michel Bissonnet est servi par des domestiques en gants blancs qui veillent à ne pas heurter la vaisselle en vermeil avec leur louche en argent.
« Vous en aviez plein les yeux ? », demande le président. « Absolument. Amaury me faisait découvrir un autre monde, je côtoyais des gens extraordinaires ». Le vicomte dit plus simplement : « Jean-Michel, c’était le fils que je n’avais pas eu ».
L’amitié, entre ces deux hommes que tout oppose, va durer quarante ans. Avec constance, Amaury d’Harcourt, divorcé, remarié, bientôt à nouveau divorcé et remarié, se lance dans des projets financièrement désastreux. « La seule chose qu’il a réussi dans la vie, c’est de se ruiner», siffle sa fille unique, Diane. Mais heureusement pour lui, neuf siècles d’ancêtres plus précautionneux l’ont mis à l’abri du besoin et de toute façon, il ne lui en faut pas beaucoup pour être heureux. Un pantalon de gardian pour la coquetterie, des foulards en soie à nouer autour du cou, une veste en tweed un peu chaude, un bon cigare, un vieux Bourgogne, ses bois, ses chasses, un civet de lapin qu’il cuisine très bien et une femme, pas toujours la même, devant un feu de cheminée, suffisent à son bonheur.
Jean-Michel Bissonnet, c’est tout le contraire. De l’argent, il en gagne de plus en plus. De femme, il n’en a qu’une, Bernadette. Une fille de rapatriés, comme lui. Quand il l’a rencontrée, il était simple visiteur médical, elle était pharmacienne. Son père avait fait fortune en achetant des terrains autour de Montpellier et des biens immobiliers. Jean-Michel Bissonnet s’est dit que lui aussi, il pourrait y arriver. Le beau-père a donné un coup de pouce, le gendre a abandonné ses valises de médicaments, monté un premier centre d’affaires, créé une société d’archivages. L’argent a commencé à rentrer, Bernadette a vendu sa pharmacie, le couple a réinvesti l’argent à Paris.
« J’ai acheté le dernier étage de bureaux à la Défense, j’avais la baraka, j’ai fait péter tous les compteurs », raconte Jean-Michel Bissonnet. Un fonds de pension américain qui cherche à investir, passe par là, les Bissonnet vendent. Jackpot. Jean-Michel Bissonnet entre tout juste dans la cinquantaine.
- A partir de ce moment là, avec Bernadette, on a décidé de profiter de la vie.
Pour cela, il leur faut une villa, la plus belle des villas rachetée au plus gros industriel de la région. Une propriété toute blanche à Castelnau-le-Lez dans la banlieue huppée de Montpellier. Elle a tout en double : une grande et une petite maison, deux piscines, une dedans et une dehors, deux canapés dans le salon avec deux écrans plat. Sur sa terrasse qui domine la ville, Jean-Michel Bissonnet pleure comme un gosse : « Ah ! si mon père me voyait ! ».
Le couple passe l’été dans sa propriété du bord de mer, les week-end dans son pied-à-terre parisien, et s’envole régulièrement autour du monde. A Montpellier, madame rejoint chaque matin son tapis de gymnastique, promène chaque après-midi son vieux père veuf dans les boutiques de la ville, alterne rendez-vous chez le coiffeur et l’esthéticienne. Monsieur gère le patrimoine – madame a fait les comptes, avant, au crayon de papier - joue au golf, dîne chaque mardi au Rotary, musarde et rêve de rencontres sur internet, s’évade à la chasse avec son ami d’Harcourt quand Bernadette le lui permet et peste contre les mauvaises herbes qui envahissent ses si jolies pelouses.
Un jour, il s’en plaint à son fournisseur, qui lui envoie l’un de ses employés. Un type sérieux, gentil, qu’il emploie comme saisonnier et qui ne rechigne jamais à faire ce qu’on lui demande. Plus tard, devant la cour et les jurés, cet employeur dira : « Meziane, pour moi, il fait partie de ces gens, comment dire, à l’ancienne, qui ont l’amour du patron ».
Lorsqu’il sonne pour la première fois au portail de la villa des Bissonnet, Meziane Belkacem compte les fenêtres. Il y a en tellement et elles sont tellement grandes ! Au propriétaire, il dit qu’en plus d’arracher les mauvaises herbes dans le jardin, il sait aussi laver les carreaux. Marché conclu. Plusieurs fois par an, le jardinier-aide ménager vient passer quelques heures dans la ville de Jean-Michel Bissonnet.
En plus, le patron est sympa, chaleureux comme le sont les pieds-noirs. Le matin, il offre le café au fils de harki. Ensemble, ils parlent de l’Algérie, ça crée des liens. « On m’a toujours dit, si tu veux réussir, fréquente des gens qui ont réussi », explique Meziane Belkacem. Avec Jean-Michel Bissonnet, il est sûr d’avoir trouvé l’homme qui va l’aider. « Il le voyait comme le bon Dieu », se souvient sa belle-mère. Mais fin 2007, la vie de Meziane Belkacem s’assombrit. Une fois de plus, l’embauche promise à la jardinerie ne se fait pas, parce qu’on lui préfère un autre, qui sait lire et écrire. Et puis sa femme lui a dit que ce serait bien qu’il s’en aille, parce qu’il n’est pas bon à grand-chose. Comme il ne peut pas vraiment lui donner tort, il est parti. C’était déjà pareil avec la première. Meziane Belkacem dort à l’hôtel et il a honte de la chambre dans laquelle il ne peut pas recevoir ses trois plus jeunes enfants.
Lequel s’est confié à l’autre en premier ? A Meziane Belkacem, Jean-Michel Bissonnet dit qu’il en marre de sa femme. Qu’il aimerait bien être libre. Qu’il a peur que Bernadette Bissonnet demande un jour le divorce parce qu’il serait obligé de quitter sa si belle villa. Et puis un jour, au café, il lui demande aussi si, par hasard, dans son entourage d’arabes, il ne connaîtrait pas « une personne pour un contrat, parce qu’il y a quelqu’un qui [l’]emmerde». Il parle d’argent. « On m’a demandé 100.000, je propose 30.000 ». Meziane Belkacem croit à une plaisanterie et continue de laver les carreaux. Mais ça fait quand même beaucoup d’argent qui tourne dans sa tête. Un autre matin, Jean-Michel Bissonnet revient sur cette histoire, il a l’air de parler sérieusement et, l’argent, il le propose à Meziane Belkacem.
- Il m’a dit : je te dirai au dernier moment qui c’est. T’inquiète pas, c’est pas Georges Frêche !
Meziane Belkacem raconte que c’est seulement le matin du 11 mars 2008 que Jean-Michel Bissonnet lui a dit qui était ce « quelqu’un » à faire disparaître : Bernadette, sa femme. « Au début, j’étais pas trop pour », souffle-t-il.
Mais Jean-Michel Bissonnet a tout prévu. Il lui livre le scénario dans ses moindres détails. Il lui explique même qu’il sera aidé par quelqu’un qui connaît bien l’Afrique, un aventurier qui vit dans un château et qui a des relations très haut placées. A son vieil ami, tout juste arrivé de l’Yonne, Jean-Michel Bissonnet avait glissé : «Tu vas rencontrer Meziane Belkacem. Il faut qu’il te respecte et te craigne ». L’après-midi, Meziane Belkacem est présenté à ce vieux monsieur aimable et distant. Les trois hommes se retrouvent dans un garage. On donne l’arme – un vieux fusil à canon scié de calibre 16 – à Meziane Belkacem, Amaury d’Harcourt lui indique d’un geste de la main où il faut tirer, dans le plexus, « parce que la tête, je leur avais dit que je refusais ». Jean-Michel Bissonnet lui indique encore qu’après avoir tiré, il devra simuler un cambriolage – « Il m’a dit d’emporter ce que je voulais » - sortir de la propriété au volant du 4X4 et l’abandonner à un endroit précis où le vicomte viendra le retrouver pour récupérer l’arme. « Ce soir, il ne faudra pas avoir la main qui tremble », lui lance Jean-Michel Bissonnet avant de le raccompagner jusqu’au portail.
Il lui chuchote aussi : «T’en fais pas, si ça tourne mal, je me dénoncerais ».
Meziane Belkacem fait tout ou presque comme on lui a dit de faire. Il se présente le soir à la villa, au motif qu’il a oublié son portable. Bernadette est seule, comme chaque mardi, puisque c’est le jour du dîner au Rotary. Le chien n’est pas là, Jean-Michel Bissonnet a pris soin de l’emmener avec lui. L’éclairage de l’allée est débranché. L’arme est cachée dans un recoin près du garage. Meziane Belkacem la glisse sous sa parka, entre dans le salon, fait mine de chercher son portable à l’étage, redescend et tire. Deux balles. « Elle a mis la main devant le visage et elle a crié Maman », a-t-il avoué, un jour, difficilement. En tirant, il s’arrache l’ongle du pouce, le sang gicle sur le parquet. Il éponge un peu les taches, entoure son pouce blessé dans un chiffon, pense à passer sa main devant le détecteur qui doit déclencher l’alarme sur le portable de Jean-Michel Bissonnet – et l’alerter ainsi en direct et devant les témoins du Rotary qu’il se passe quelque chose chez lui - sort au volant du 4X4 dont son patron lui avait confié le double des clés dans l’après-midi. A l’endroit convenu, Amaury d’Harcourt l’attend.
« Il m’a demandé si ça c’était bien passé, j’ai dit que non, il a pris l’arme et il est parti », raconte Meziane Belkacem. Quelques kilomètres plus loin, le vicomte jette l’arme dans la rivière.
Le lendemain du drame, Jean-Michel Bissonnet est réentendu par les gendarmes, qui cherchent des pistes d’enquête. « Il y a quelque chose que je ne vous ai pas dit, leur annonce-t-il. Le 11 mars, le jardinier Meziane m’a demandé si je pouvais lui prêter 5000 euros. J’ai refusé. Le soir, il a de nouveau insisté, puis il est parti. Il me revient aussi qu’une fois, il m’avait montré une photo de lui, à Oran, avec une Kalachnikov. Je ne veux pas l’accuser mais…Je me souviens aussi qu’un jour, il a dit à mon frère qu’il y avait trop de catholiques en Algérie. Et puis, Meziane a le code du portail… ». Le vicomte Amaury d’Harcourt, entendu un peu plus tard, confirme aux gendarmes qu’il a lui-même entendu le jardinier demander de l’argent et son ami Bissonnet le lui refuser.
Quand il est convoqué à son tour comme témoin à la gendarmerie, Meziane Belkacem porte une veste aux manches très longues et garde ses bras croisés, les mains glissées sous les aisselles. Les gendarmes insistent pour qu’il se mette à l’aise. Il a un pansement récent au pouce. L’ongle qui lui manque est sur le bureau des enquêteurs. Meziane Belkacem avoue l’assassinat. Mais il ajoute que c’est son patron qui le lui a demandé.
A ce moment là, il y a la parole de deux hommes, le riche rentier, mari attentionné et veuf éploré, fils de rapatrié, membre du Rotary club de Montpellier et l’aristocrate dont le nom claque dans l’histoire de France, contre celle d’un jardinier kabyle analphabète, chômeur et désargenté. Le crime a été élucidé, l’histoire aurait pu s’arrêter à cette certitude là.
Mais le remords ne se commande pas, il est comme une mauvaise migraine dans la tête du vicomte Amaury d’Harcourt. Passent quelques semaines. Et un matin, le vieil homme pousse la porte de la gendarmerie la plus proche de son domaine. Il dit qu’il a menti, que le seul qui dit la vérité dans cette affaire, c’est Meziane Belkacem, il confirme aux gendarmes le rôle de commanditaire de Jean-Michel Bissonnet et celui de complice qu’il a lui-même joué dans cet assassinat. « Il a avoué, il ne mourra qu’à moitié déshonoré ! », s’exclame sa fille.
A l’audience, l’un des avocats se tourne vers le vieil aristocrate fatigué et lui demande :
- Lorsque vous dîtes aux gendarmes que Meziane Belkacem a demandé 5000 euros le jour de l’assassinat, est-ce en concertation avec Jean-Michel Bissonnet ?
Dans le box, Meziane Belkacem se penche légèrement vers l’avant pour écouter la réponse. D’une voix sourde, le vicomte répond :
- Oui.
- Pour charger Meziane Belkacem ?
- Oui.
L’avocat regarde la cour et les jurés. Il pose la question vertigineuse de ce scénario qui, au remords près, était parfait:
- Qui aurait pu croire l’Arabe de service ?
Meziane Belkacem repose lentement son dos contre la paroi de bois.