Philippe Portier : «L’État hésite entre reconnaissance et surveillance des religions»
Actualités du droit - Gilles Devers, 12/03/2015
Un excellent entretien publié dans l’excellent quotidien La Croix. Pour Philippe Portier, sociologue, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et directeur du groupe Sociétés, religions, laïcité, l’État a une attitude ambivalente par rapport aux religions, entre reconnaissance de leur contribution au lien social et surveillance des comportements jugés déviants par rapport à la culture commune.
Comment la laïcité définit-elle la place des religions dans la société ?
Philippe Portier : Depuis les années 1990-2000, on constate une hésitation de la laïcité contemporaine entre deux pôles : la reconnaissance et la surveillance.
Conformément à la loi de 1905, les pouvoirs publics accordent aux religions un droit de cité dans l’espace public. Mais, de l’espace public social, elles sont souvent invitées à intervenir dans l’espace public politique, y compris dans le processus d’élaboration de la norme. On le voit dans les différentes consultations législatives où les religions sont convoquées au titre des acteurs de la société civile, mais aussi comme acteurs susceptibles d’avoir une véritable expertise, notamment sur les domaines éthiques.
Étudiant actuellement les grandes métropoles régionales, je suis aussi frappé par la place accordée aux religions dans la mise en place du lien social à travers les activités culturelles ou sociales ou pour répondre aux difficultés de l’État providence. Ainsi avec Marseille Espérance où l’interreligieux a explicitement pour but de contribuer à un vivre ensemble plus harmonieux. Ou à Rennes où, pour l’hébergement des personnes en difficultés et l’aide aux plus démunis, la municipalité mobilise de nombreuses associations comme le Secours catholique ou des associations musulmanes qui interviennent en véritables brancardiers de l’État providence.
Paradoxalement, certains comportements religieux sont aussi mal vus…
P. P. : Depuis les années 2000, on voit se développer une laïcité de surveillance, voire d’interdit, avec une véritable restriction de libertés acquises auparavant. La loi de 2004 interdisant les signes religieux « ostensibles » à l’école marque sans doute le point de départ. On peut citer aussi la loi de 2010 sur le voile intégral et différentes propositions déposées ces dernières années sur la laïcité dans l’espace de la petite enfance ou dans les entreprises privées.
Cela traduit une double rupture par rapport à la laïcité des origines. De l’espace public de l’État, la loi en vient à assujettir des espaces privés ; la laïcité ne se pense plus à partir d’une liberté très étendue de la sphère privée, désormais pénétrée par les normes publiques. Des acteurs tombent aussi sous le coup d’une neutralité à laquelle ils n’étaient pas astreints auparavant : usagers du service public, élèves avec le voile, femmes à qui l’on impose des tenues vestimentaires invisibles pour les soumettre à la neutralité… Ou encore la récente question sur le voile à l’université qui n’avait jamais été soumise à cette neutralité. Sous la IVe République et au début de la Ve , on voyait régulièrement des prêtres en soutane à l’université sans que cela ne pose problème.
Quelle est la cause de ce mouvement ?
P. P. : J’y vois un tropisme de la peur. Nous sommes dans des sociétés marquées par l’incertitude. Cela provoque des doutes dans une opinion publique qui cherche à se réassurer autour d’une culture partagée. Cette politique de recentrement autour d’une culture commune se traduit par une volonté d’invisibilité de ceux dont les comportements relèvent d’une culture différente. Il y a une « culturalisation » de la laïcité : on se sert d’elle pour affirmer une culture commune.
Il est très rare – sauf dans certains cercles très attachés aux combats de la IIIe République – que le catholicisme soit la cible de la laïcité culturelle. La laïcité s’est accommodée du catholicisme – dont elle est née en partie – tout comme le catholicisme s’est efforcé de rejoindre la culture commune. Le discours d’invisibilité touche surtout l’islam même si, par effet de halo, la surveillance touche finalement toutes les religions.
Est-ce un recul des libertés ?
P. P. : À mon sens, oui. Avec une ambivalence puisque l’État se montre à la fois plus souple pour faire participer les religions au lien social et, en même temps, accroît sa surveillance, notamment sur les formes religieuses qui ne respectent pas la nouvelle sacralité qui s’est développée autour des droits de l’homme, défendus sous l’angle du seul principe d’autonomie.
Recueilli par Nicolas Senèze