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Procès de l’école en bateau : l’utopie pervertie

Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 7/03/2013

  C'est ça la cour d'assises. Le barrage qui lâche après avoir tenu tant d'années face aux questions des policiers, du juge d'instruction ou des experts. Les résistances qui s'écroulent et la soudaine vérité d'un homme qui sourd des profondeurs … Continuer la lecture

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Léonide Kameneff, le fondateur de l’École en bateau, à son arrivée à la cour d'assises des mineurs de Paris, le 5 mars. AFP/BERTRAND GUAY

C'est ça la cour d'assises. Le barrage qui lâche après avoir tenu tant d'années face aux questions des policiers, du juge d'instruction ou des experts. Les résistances qui s'écroulent et la soudaine vérité d'un homme qui sourd des profondeurs et vous explose à la figure. La cour d'assises de Paris, qui juge l'affaire de l'Ecole en bateau, a vécu un de ces moments là, mardi 5 mars.

Le procès n'avait que quelques heures. Face à la cour et aux neuf jurés, Léonide Kameneff répondait aux questions du président sur sa personnalité. Chacun n'avait d'yeux et d'ouïe que pour cet homme de 76 ans, accusé de viols et d'agressions sexuelles sur des mineurs de moins de quinze ans. Un personnage fascinant, dérangeant, qui détaille sa biographie avec une complaisance parfois appuyée. Il parle d'une autre époque, d'un autre siècle dont mai 68 est le tournant. "C'était un moment où les gens se sont mis à penser plus large, à envisager les choses différemment", dit Léonide Kameneff.

Cet ancien instituteur a alors 30 ans. Doctorant en psychologie, passionné de Beaux-Arts, de littérature et d'archéologie, fou de voile, fils d'un russe blanc violoniste qui a fui son pays et traversé à pied toute l'Europe centrale jusqu'à la France et d'une mère pianiste issue de la bourgeoisie bourguignonne, il a déjà mené quelques expériences pédagogiques en rupture avec le système. Cette fois, il a une idée beaucoup plus novatrice: emmener des enfants pendant un an, voire deux, naviguer sur un voilier, loin de toute contrainte familiale et scolaire. L'Ecole en bateau est lancée, l'expérience durera plus de trente ans.

Les enfants qui lui sont confiés ont entre 10 et 14 ans, ils participent à tout, font les courses, la cuisine, lavent leur linge, apprennent la mécanique en réparant le moteur, l'électricité, le bricolage ou l'informatique en naviguant et en entretenant le bateau et puisent dans la bibliothèque bien fournie de quoi nourrir leur imagination. "Mon idée, c'était de ne pas être directif. Pour moi, les enfants sont des êtres entiers quel que soit leur âge", explique Léonide Kameneff.

Il prône alors "la suppression des barrières" entre les majeurs et les mineurs qui sont "trop infantilisés". "Mineur, observe le président de la cour d'assises, Olivier Leurent, c'est d'ailleurs un mot que vous n'aimez pas trop". Léonide Kameneff lui préfère celui de "jeunes".

A bord, sous le soleil de la Méditerranée, on vit libre et nu - "Il faut se replacer dans le contexte. A l'époque, 80% des gens vivaient nus sur les bateaux" - on se masse mutuellement sur le bois tiède du pont - "les barrières de la pudeur tombent" - les garçons très largement majoritaires parmi les "élèves", bandent -  c'est "naturel" - et échangent des caresses. "C'était dans l'air du temps, on pensait qu'il ne fallait pas brider la sexualité des enfants entre eux", explique Léonide Kameneff.

Rien de clandestin à cela, d'ailleurs. Le Petit Voyageur, le magazine de l'association qui rend compte régulièrement aux parents des aventures de l'Ecole en bateau, s'illustre de photos d'enfants nus et dorés en train de choquer les voiles, balayer le pont ou somnoler au soleil. Léonide Kameneff développe aussi sa philosophie de vie dans un livre, L'Ecole sans tablier, qui est distribué aux parents pour répondre à quelques unes des questions qu'ils se posent. Au chapitre "sexe", le fondateur de l'Ecole en bateau écrit que l'enfant "a les mêmes droits et les mêmes devoirs que les adultes" et parmi ceux-ci, celui de "vivre sa sexualité comme il en a envie".

Léonide Kameneff reconnaît qu'il lui est arrivé de se mêler aux "jeux", de "partager des caresses". "Pour moi, c'était de l'affection, de la tendresse. Et refuser la tendresse d'un enfant, c'est aussi de la maltraitance", dit-il. "Mais il y a de la tendresse qui ne se sexualise pas!" observe le président.

- Vous avez raison.

Existe-t-il pour vous une différence entre les jeux sexuels entre adolescents et ceux entre adulte et adolescents?", insiste Olivier Leurent.

Léonide Kameneff rit. Un rire étrange, qui revient souvent, et dont ne sait s'il exprime la légèreté, la distance, la gêne ou la froideur.

Disons qu'on était peut-être tous des enfants...et que dans ce cadre là, cela ne me paraissait pas répréhensible. Mais j'étais peut-être de l'autre côté de la ligne, sans m'en rendre compte.

Il poursuit:

- Notre société a bien évolué pour ce qui est des femmes, des minorités sexuelles, mais pas pour les enfants, à l'égard desquels elle s'est au contraire refermée. 

Pourtant, dès les années 90, des clignotants s'allument. On commence à regarder avec suspicion cette aventure, une première plainte est déposée pour viols en 1994, des enquêtes sont menées, certains parents s'inquiètent. Sur Le Petit voyageur, on ne publie plus de photos d'enfants nus. Une longue enquête s'ouvre, les témoignages se multiplient. Et après de multiples péripéties, Léonide Kameneff est arrêté, en 2008, alors que son bateau mouillait au Vénézuela.

- Aujourd'hui, vous pensez quoi de tout cela?.

Il rit à nouveau.

- Je n'en pense plus rien. Mais j'ai évolué. Toutes ces plaintes déposées m'ont beaucoup questionné. Je ne mets pas en doute leur sincérité. Et je m'en veux.

Le président Olivier Leurent ouvre une autre chemise et l'interroge sur ses relations avec l'un des autres accusés, Bernard P, qui a participé pendant plus de vingt ans à l'aventure de l'Ecole en bateau. Lui aussi est poursuivi pour viols et agressions sexuelles sur mineurs. Léonide Kameneff l'avait rencontré dans un établissement du Var, où il enseignait les travaux manuels. Bernard P. avait alors 11 ans et sa mère l'avait envoyé en pension après un douloureux divorce avec un époux atteint de graves troubles psychologiques. Léonide Kameneff était devenu son père de substitution, il l'emmenait naviguer.

- S'est-il passé quelque chose avec lui quand il était enfant?" demande soudain le président. La question, lancinante, a traversé tout le dossier d'instruction. Toujours, la même réponse farouchement négative a été opposée par les deux accusés. "Nous étions très proches", dit Léonide Kameneff.  Le président insiste. "Je considère que cela relève de notre intimité", lui répond-il. Puis il lâche:

- Compte tenu de la façon dont on vivait à l'époque, il est possible que...quelque chose a pu se passer.

Au début, on n'avait guère prêté attention à cet homme qui l'écoutait, assis juste derrière lui. Puis on l'a vu baisser la tête, arrondir ses épaules, se plier en deux. On ne voyait même plus que cela, un homme soudain prostré, recroquevillé comme un animal sur lui-même. Olivier Leurent l'a vu, lui aussi.

- Peut-être pourrions-nous lui demander? 

Bernard P. lance un regard de naufragé à son avocat qui l'encourage à rejoindre la barre. Il tremble.

- Avez-vous eu des relations sexuelles avec Léonide Kameneff? 

- La réponse est oui. On ne va pas tourner autour du pot.

Et c'est soudain comme un masque qui se déchire. Oubliés Mai 68, la théorie, l'école autrement, la pédagogie différente. On est juste un peu plus tôt. Ils sont deux sur un bateau en Méditerranée, Léonide Kameneff et ce gamin de dix-huit ans son cadet, pas même pubère. Me Yann Chouq, l'avocat de Léonide Kameneff, est un pénaliste confirmé. Il sait qu'il y a là une bombe qu'il faut à tout prix désamorcer, pour la suite des débats et l'image de son client face à la cour et aux jurés. Il se lève, et d'une voix sévère, lui lance:

- La cour d'assises a cette spécificité de créer des moments de vérité. Nous y sommes. Avez-vous eu des relations d'intimité physique avec lui quand il avait 11 ans?

- Nous étions très proches...

- Il faut être plus précis.

- Alors disons que oui, il y a eu des caresses, des jeux et puis voilà.

L'audience du mardi s'était achevée sur ces mots là. Mercredi 6 mars, Bernard P. est venu s'expliquer à la barre, douloureux, hésitant, avec le souci de dire les choses au plus juste. Il ne "veut pas accabler" Léonide Kameneff, ni "se défausser" de ses responsabilités dans les faits de viols et d'agressions sexuelles qui lui sont personnellement reprochés. Mais il dit que "peut-être, ça peut expliquer" le comportement qu'il a eu, plus tard, avec des mineurs de l'Ecole en bateau. Pourquoi l'avoir si longtemps tu, lui demande le président. "Toute cette histoire est un immense gâchis. J'avais besoin de protéger ceux qui sont arrivés, après", souffle-t-il en évoquant ses propres enfants. Il voudrait défendre pourtant "tout ce qu'il y avait de bien" dans l'aventure de l'Ecole en bateau.

- Admettez-vous qu'à l'époque, les enfants étaient vulnérables face aux deux seuls adultes [Léonide Kameneff et lui] qui étaient à bord avec eux?

Bernard P. ne répond pas.

- Votre fils, sur un bateau avec deux adultes est-il vulnérable?

Un long, très long silence lui répond. Puis, d'une voix incrédule.

- Mon fils sur un bateau, seul avec deux adultes?

- Oui, est-ce probable? 

- Non, aujourd'hui ce n'est pas probable. J'aurais aimé pourtant qu'il vive l'aventure de la navigation. Mais certainement pas qu'il ait des relations sexuelles avec un adulte. 

- Et si cela se produisait?

- Ce serait scandaleux".

 


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