Carlton : le libre libertin et ses honteux serviteurs
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 12/02/2015
Il est arrivé, le moment où l'on n'a plus envie de raconter ce qui se dit à la barre. Trop de complaisance, trop de facilité à s'abriter derrière la légitimité que confère l'audience publique, pour relater des pratiques sexuelles. Après deux journées de débats consacrés aux faits reprochés à Dominique Strauss-Kahn, le malaise l'emporte. Il était né à la lecture de la centaine de pages qui lui sont consacrées dans l'ordonnance de renvoi devant le tribunal et de l'étalage insistant des détails les plus crus sur sa sexualité, qui devaient constituer, selon les juges, autant de charges à retenir contre lui.
Il n'a cessé de s'accentuer. Où est-on ? Est-ce bien des faits de proxénétisme aggravé que l'on juge ? Après les séances à l'hôtel Murano, voilà qu'on aborde une autre scène, commencée dans un club échangiste, achevée dans la chambre d'un hôtel bruxellois. Jade, l'une des ex-prostituées partie civile au procès, en était. C'est elle qui s'est chargée de conduire dans la nuit celui qui était alors le directeur général du FMI et une de ses amies, du club à l'hôtel.
A ce propos, ouvrons une parenthèse ludique dans cette histoire, elle fait du bien au milieu du reste. Ses amis devant rentrer à Lille, Dominique Strauss-Kahn se retrouve sans moyen de transport, alors que sa présence est impérative le lendemain matin à une rencontre internationale à Bruxelles. Avant de le quitter, le fidèle Fabrice Paszkowski vient inspecter la voiture de Jade, une 206, pour s'assurer qu'elle peut convenir au transport de son héros. Et voilà donc, en pleine nuit, le directeur général du FMI se pliant à l'arrière de la 206 – il a laissé galamment la place de devant à sa compagne – sous la conduite d'une femme qui lui raconte son job de danseuse érotique. On imagine la scène et on sourit en pensant qu'un chevreuil ou un conducteur aviné auraient pu causer un sérieux accident diplomatique. Passons.
A l'hôtel, donc, Jade suit. Le reste lui laisse un mauvais souvenir qu'elle détaille avec un peu trop d'application douloureuse à la barre. D'autant que, comme le relève le président, la même jeune femme accepte, moyennant 2 000 euros, de revoir quelques mois plus tard Dominique Strauss-Kahn à Washington, lors d'un voyage organisé par ses amis et se fait prendre en photo, souriante, dans le bureau du patron du FMI.
Une fois de plus, c'est Me Frédérique Baulieu qui se charge de la questionner sur le moment passé dans cette chambre d'hôtel bruxellois et à propos duquel Jade affirme que Dominique Strauss-Kahn ne pouvait ignorer son statut de prostituée. Le face-à-face est tendu entre l'avocate de Dominique Strauss-Kahn, civile mais ferme, et la jeune femme accusatrice qui lui répond en larmes. Il fallait une femme pour poser LA question sur la pratique de la sodomie, qui sous-tend en partie l'ordonnance de renvoi dans les charges retenues contre DSK. Me Baulieu la pose : "Y a-t-il, selon vous, des pratiques sexuelles qui sont réservées aux prostituées et qui ne peuvent être pratiquées par des femmes libertines ou simplement par des femmes comme vous et moi dans leurs relations avec leur mari, leur compagnon ou leur partenaire ?" Des larmes, à nouveau, répondent.
A l'invite du président, Dominique Strauss-Kahn vient se placer à la barre.
– J'ai une sexualité plus... rude que la moyenne des hommes. Certaines femmes peuvent l'apprécier, d'autres pas. Mais cela n'a rien à voir avec la prostitution.
Il ajoute, avec une pointe d'agacement dans la voix :
– Je commence à en avoir assez. Les comportements qui sont les miens, il est loisible à chacun de ne pas les apprécier. Pour autant, ils n'imposent pas le recours à des prostituées. Ces pratiques sont certes minoritaires, mais elles sont tout de même répandues. Quel intérêt cela a-t-il pour le tribunal, sauf à vouloir me faire comparaître devant des juges pour pratiques sexuelles dévoyées ?
Comme au premier jour de son interrogatoire, Dominique Strauss-Kahn étonne par la liberté lasse et le détachement avec lesquels il évoque sa sexualité. L'une et l'autre sont peut-être ce qui lui reste après avoir tant perdu. Le contraste est abyssal avec ses coprévenus, pliés de honte dès que l'on évoque leurs propres comportements, voyeur pour l'un, amateur de rencontres tarifées ou de plaisirs particuliers pour les autres. Quand l'avocat Emmanuel Riglaire pleure sur lui et sa respectabilité perdue, évoque en sanglotant son épouse en dépression, quand la voix de David Roquet se brise au récit de sa perte d'emploi de directeur de filiale du groupe Eiffage et de la camionnette d'artisan au volant de laquelle il sillonne désormais les routes, quand le commissaire Jean-Christophe Lagarde s'emmêle dans ses dénégations, apparaît l'une des faces les plus noires de cette affaire. Une bande de notables aimantés par la fascination que suscitent chez eux les frasques d'un puissant, libertin assumé, dont ils sont devenus, pour certains d'entre eux, les serviles mais honteux imitateurs.