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Le maître et les malappris

Justice au singulier - philippe.bilger, 17/03/2013

Ce qui est sûr, c'est le glissement quasiment inéluctable vers un monde où les maîtres laissent de plus en plus la place aux malappris.

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Ces derniers temps, les rapports de la politique avec la liberté d'expression ont été mis en évidence d'une manière qui peut apparaître futile, dérisoire mais, en réalité, passionnante, stimulante.

Paradoxalement, mon attention a été d'autant plus portée sur ce phénomène qu'Alain Finkielkraut, dans un entretien au Monde donné à l'occasion de ses vingt-cinq ans de cours à Polytechnique, a souligné d'une part que les ingénieurs de Palaiseau, auxquels il s'adressait, "n'avaient pas l'habitude de la parole et qu'il fallait les bousculer un peu" et d'autre part a précisé sa conception de l'enseignement.

Pour lui, enseigner, "c'est poser les questions qui méritent d'être formulées" et au fond "une chose très simple : la dissymétrie entre le maître et l'élève en fait un acte de transmission et non de communication. Vous apprenez quelque chose à quelqu'un. Mais, en cheminant avec vos élèves, vous apprenez vous-même".

Quel contraste est plus éclatant que celui existant entre le maître et les vulgarités, grossièretés de la vie civique et artistique au quotidien !

Carla Sarkozy a écrit une chanson, "Le Pingouin", dénonçant selon elle tous les comportements impolis et indélicats mais qui à l'évidence constitue une charge suave contre François Hollande qui n'aurait pas raccompagné le couple Sarkozy à sa voiture lors de son installation à l'Elysée. Cette attitude, d'ailleurs, a été mal comprise par beaucoup de citoyens même si, paraît-il, elle s'expliquerait par le fait que Nicolas Sarkozy avait fait délibérément de la présidence de la République "une terre brûlée".

Sur un autre plan, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné la France pour "ingérence" dans le droit à la liberté d'expression à propos de l'expression "Casse-toi pov'con".

Le 23 février 2008, le président Sarkozy, lors du Salon de l'agriculture, traite ainsi un agriculteur qui avait refusé de lui serrer la main.

Le 28 août 2008, à Laval, un militant altermondialiste, Hervé Eon, brandit une pancarte au passage du président, portant l'inscription "Casse-toi pov'con", pour manifester une opposition politique.

Hervé Eon a été condamné à 30 euros avec sursis pour offense au chef de l'Etat, sanction confirmée en appel avec un pourvoi en cassation rejeté et la CEDH saisie par Dominique Noguères, son avocate.

Le coeur de l'argumentation de la CEDH, pour donner tort à la France, tient au fait que "la critique formulée par M.Eon était de nature politique et ne constituait pas une attaque personnelle gratuite" et qu'il convient de "rappeler qu'un homme politique s'expose inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de ses faits et gestes par les citoyens".

Si cette démarche intellectuelle ne peut qu'être approuvée et rejoint d'ailleurs ce que la CEDH n'a cessé de mettre en exergue - à savoir que la liberté d'expression doit être respectée d'abord pour les opinions dangereuses, déplaisantes et minoritaires -, je me demande tout de même si elle n'a pas pris un risque, peut-être calculé, en donnant ses lettres de noblesse démocratique à un propos grossier et en n'attachant aucune importance à la forme de la revendication politique, l'essentiel étant que le fond en relève.

Il me semble qu'il n'aurait pas été absurde d'amender la priorité démocratique privilégiée par la CEDH par la nécessité de ne pas la dispenser, pour être valablement retenue, d'un habillage verbal décent.

Ce qui est sûr, c'est le glissement quasiment inéluctable vers un monde où les maîtres laissent de plus en plus la place aux malappris.


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