De l'art de jouer de notre sensibilité pour remettre en cause le jeu de la solidarité nationale……
Actualités droit du travail, par Artemis/Velourine - Artémis, 31/01/2012
Au départ un drame : le petit Mathys, atteint d'un cancer et vivant ses derniers jours ( l'enfant est décédé à l'âge de 11 ans en 2009.)
Puis, un élan de solidarité : les collègues de travail de son papa, en accord avec la direction de l'entreprise , ont donné leurs jours de congés soit en totalité 170 jours pour permettre au papa du petit Mathys d'être auprès de son fils..( témoignage)
Ensuite un projet de loi :
Paul Salen, député UMP de la Loire, touché par cette initiative locale, menée chez Badoit, dans sa circonscription, a déposé en début d'année 2011 une proposition de loi visant à donner une base légale au don de jours de repos entre salariés.
La proposition a été adoptée en première lecture par l'Assemblée nationale, qui a étendu le dispositif à la fonction publique et aux militaires.
Le texte adopté par nos députés sera bientôt examiné par le Sénat .
Un drame et un élan de solidarité qui ne peuvent pas laisser indifférent mais qui à mon sens servent de prétexte à un projet de loi qui pourra entraîner de graves inégalités entre les salariés et bat en brêche le jeu de la solidarité nationale …
Selon le texte adopté, un salarié pourra, "sur sa demande et en accord avec l'employeur, renoncer anonymement et sans contrepartie à tout ou partie de ses jours de repos non pris, qu'ils aient été affectés ou non sur un compte épargne temps, au bénéfice d'un autre salarié de l'entreprise qui assume la charge d'un enfant âgé de moins de 20 ans atteint d'une maladie, d'un handicap ou victime d'un accident d'une particulière gravité rendant indispensables une présence soutenue et des soins contraignants".
Le texte limite le don de jours de congé annuel à 6 jours ouvrables maximum par an.
Le salarié bénéficiaire d'un ou plusieurs jours cédés bénéficie du maintien de sa rémunération pendant sa période d'absence, l'objectif étant qu'un jour donné équivaille à un jour de rémunération maintenue pour le bénéficiaire, quel que soit le salaire du donneur.
Cette période d'absence est assimilée à une période de travail effectif pour la détermination des droits que le salarié tient de son ancienneté. Le salarié conserve le bénéfice de tous les avantages qu'il avait acquis avant le début de sa période d'absence.
Le don est anonyme. Il est conditionné à l'accord de l'employeur. ( texte adopté)
Si nous pouvons être touchés et réagir avec émotion à des situations douloureuses vécues par des familles confrontées à la maladie , nous devons nous interroger sur ce texte de loi.
Aujourd'hui il existe plusieurs dispositifs permettant d'accompagner un proche malade ou en fin de vie .
Nous avons le congé de présence parentale et le congé d’accompagnement des personnes en fin de vie, créé en 1999 , transformé en congé de solidarité familiale en 2003, qui permet au salarié de suspendre son contrat de travail pour assister un proche souffrant d’une pathologie mettant en jeu son pronostic vital .
Depuis la loi du 3 mars 2010 , l'Assurance Maladie . verse une allocation journalière égale à 53,17€ brut par jour.
Cette allocation est versée pendant 21 jours maximum (jours ouvrables ou non) et cesse le lendemain du décès de la personne qui est accompagnée (pour en savoir plus)
Ces dispositifs sont insuffisants au regard des besoins réels des familles concernées par la maladie d’un proche.
Mais doit on pour autant mettre en place un système qui fait appel à la générosité des salariés, à la solidarité individuelle , pour pallier les carences de notre législation ?
Comme le note à juste titre Mme Marie-Françoise Clergeau. "On peut se demander si, en légiférant, on ne risque pas de créer une sorte de générosité forcée. Il ne sera probablement pas simple, pour le salarié d’une entreprise qui souhaite conserver ses droits au repos, de refuser le don de jours de RTT, fût-il non obligatoire et anonyme, dans le cadre de l’application d’un texte de loi. Dans ce cadre législatif, la pression exercée sur les salariés ne sera que plus forte : nous aurons ainsi perdu le caractère volontaire, spontané et généreux de l’initiative. Inscrire le transfert de droits à congé dans une enveloppe normative, celle de la loi, revient à mettre l’accent sur la nécessité plutôt que sur la possibilité
La force et l’autorité propres à la loi couplées à la stigmatisation du regard des autres collègues de travail placeraient ainsi certains salariés dans une situation de générosité subie en les conduisant, contre leur gré, à sacrifier leur temps de repos. Et ce n’est pas le caractère anonyme des dons qui changera la donne. La direction de l’entreprise et le service des ressources humaines sauront qui a donné des jours, qui n’en a pas donné.Je crains que toutes les garanties ne soient pas mises en œuvre pour éviter que le transfert des droits à congé soit vécu par les salariés comme un impératif catégorique. Il serait en effet fâcheux que la contrainte morale prenne le pas sur la logique des droits, spécialement lorsqu’ils sont aussi fondamentaux que le droit au repos ou le droit à la santé."
Quant à moi je pense que :
- Ce texte va créer une inégalité entre les salariés: selon que les salariés travaillent dans une grande ou une petite entreprise, selon l'accord ou non de l’employeur ....
Les salariés , face à la même situation douloureuse, bénéficieront de plus ou moins de jours pour pouvoir rester auprès de leur enfant malade.
- Au sein d'une même entreprise, ce texte risque de créer des situations conflictuelles entre les salariés et des arbitrages cornéliens de la direction . En effet comment vont être gérés ces dons en cas de pluralité de demandes ?
Comment privilégier telle ou telle situation ?
Quels seront les critères qui permettront d'attribuer x jours à un salarié et x jours à un autre etc……
Les questions sont multiples.....
- Qu'il ne faut pas oublier que nous ne sommes pas dans un monde de bisounours et que certains employeurs risquent d' inciter les salariés à "s’arranger entre eux "plutôt que d’exercer leurs droits notamment ceux attachés au congé de présence parentale déjà sous-utilisé (pour en savoir plus )
Les salariés sont loin d’utiliser dans la proportion prévue tous les congés légaux auxquels ils ont droit. On ne compte aujourd’hui que 4 000 bénéficiaires de l’allocation journalière de présence parentale alors qu’on en attendait 10 000.
- Qu' il aurait fallu faire un bilan des dispositifs existants, les évaluer puis les améliorer, pour qu’ils répondent réellement aux besoins des personnes confrontées à la maladie d'un proche et d'un enfant. N’aurait-il pas été préférable de revaloriser , par exemple , les indemnités versées pendant les congés ? Cela eût été un geste fort de la part du législateur en faveur des familles.
- Qu'il est inadmissible que les salariés comblent les carences de l’État, sous couvert de crise économique
En France c'est de coutume que de s' appuyer sur la générosité des citoyens.
Une habitude qui ne doit pas masquer la faiblesse des dispositifs existants, lesquels relèvent de la protection sociale et de la solidarité nationale et non pas individuelle.