Les citoyens se mêlent de ce qui les regarde
Justice au singulier - philippe.bilger, 18/12/2012
Cela fait longtemps que j'éprouve le sentiment, pour certains sujets fondamentaux, que le citoyen est délibérément mis hors jeu.
A chaque fois que j'exprimais ce désappointement ou, pire, cette frustration devant ce déficit de démocratie, les bonnes âmes me répliquaient - avec cette ennuyeuse et stérile sagesse des nations - qu'il convenait de laisser parler et faire les spécialistes. Qu'il y a des problèmes trop importants pour que leur examen et leur solution soient confiés au peuple.
J'ai toujours détesté cet impérialisme de l'appropriation du savoir, des choix et des décisions par une élite ou prétendue telle. Non pas que l'anarchisme me paraisse être une voie d'avenir mais il est clair qu'à force d'exclure, sous le prétexte de la compétence nécessaire, des goûts et de la culture obligés, de la technique indispensable, la masse de tout qui la concerne directement, la République se videra de sa substance. Et nous aurons une France impeccablement logique et rationnelle mais privée de l'essentiel : la chaleur de la vie collective, la création inventive et fulgurante du progrès inédit, des avancées atypiques, de l'inattendu et du singulier. Contre les sentiers trop battus et les évidences trop admises.
Mais il fallait trouver un moyen de permettre cette expérience, "le pari d'un avis citoyen". Il a été tenté et réussi sur le système de santé. L'institut Montaigne a choisi vingt-cinq Français pour proposer des pistes de changement (Le Monde). On aurait pu aussi bien évoquer la culture, la Justice, les jurys artistiques, les finances publiques, les transports, la vie au travail, les rapports avec l'administration, les sports, la gestion municipale...
La méthode est la suivante : durant deux fins de semaine, les personnes sélectionnées par Harris Interactive - quatorze femmes et onze hommes - ont été réunies pour une formation accélérée avec des chercheurs qui leur ont présenté objectivement l'état de la question, les problématiques, les blocages et les éventuelles perspectives. La dernière fin de semaine laissait le champ libre aux citoyens qui, malgré l'encadrement relatif qu'on avait souhaité leur imposer, ont bousculé, interpellé, contredit, ont innové et démoli les idées reçues, ont ouvert des chemins et des pistes inconcevables au grand dam de telle ou telle autorité officielle et médiatique dont l'amour-propre était offensé. Ainsi, pour Patrick Pelloux l'urgentiste qui apparemment ne désirait pas tout concéder de son influence et de l'aura qui lui était attachée. Mais rien de pire, rien de plus iconoclaste pour les images d'Epinal, les adeptes de dialogue artificiel et les vanités confortables que le citoyen béotien, faisant de son ignorance et de son questionnement sans tabou une force incroyable.
Pour la santé, ce fut un raz-de-marée social, politique, décapant.
Il serait plus que salubre de multiplier ces expériences. De constituer l'Etat comme la maison du peuple. Tout ce qui sort de la bouche de celui-ci n'est pas forcément juste ni pertinent mais il est fondamental qu'on cesse de sanctifier le discours des professionnels qui avec leur savoir, leurs préjugés, leur corporatisme, leurs dissensions internes risquent de s'éloigner de la vérité, tout simplement à cause de leurs intérêts. Au risque de tomber dans le paradoxe, la démocratie et ce qu'elle implique justifient que les avis citoyens ne soient plus un essai, une expérience mais le fondement même d'un pays faisant suffisamment confiance à sa communauté pour la faire participer à l'élaboration de son destin.
Ce n'est pas faire preuve de démagogie que de mettre le peuple à sa place : la première. Qu'on cesse de le présumer collectivement niais ou limité pour éviter d"avoir à le solliciter, à le consulter. Qu'on ne le coupe pas en tranches idéologiques pour lui faire perdre unité et vigueur. Il résistera à toute volonté, à toute perversion qui prétendrait le domestiquer.
De plus en plus, les citoyens, sur tous les plans, dans tous les domaines, devront se mêler de ce qui les regarde. La République n'ira pas plus mal.