La justice de Nicolas Sarkozy
Justice au singulier - philippe.bilger, 17/06/2012
Nicolas Sarkozy se singularisera toujours.
Je ne fais pas allusion à ces quelques menaces suspendues sur sa tête et qui vont avoir le droit maintenant de se concrétiser si les magistrats le décident. En dépit des apparences, la situation de Nicolas Sarkozy n'est pas semblable à celle de Jacques Chirac qui pour des infractions très anciennes commises en sa qualité de maire de Paris a été condamné au mois de décembre 2011. Il me semble qu'au cours du dernier quinquennat sont apparues, aussi bien sur le plan national qu'international, des ombres troublantes, des processus suspects qui maintenant, avec le changement de statut de Nicolas Sarkozy, vont pouvoir être dissipés ou aggravés. La chape de silence et d'impunité consubstantielle au mandat présidentiel dorénavant n'est plus de mise. Levée, que va-t-elle libérer ?
Mais quelle étrange, surprenante démarche pour un ex-président, seulement dans une affaire - le dossier Bettencourt concernant le financement de sa campagne de 2007 -, de s'adresser de manière en quelque sorte préventive au magistrat instructeur de Bordeaux pour lui faire part de certains éléments espérés décisifs ? Envoyer son agenda au magistrat pour tenter de contrebattre l'existence de plusieurs rencontres de Nicolas Sarkozy avec Liliane Bettencourt dans une période sensible n'est pas neutre quand on n'admet que la réalité d'une seule.
Ce comportement est paradoxal. Au moment même où il est redevenu un justiciable ordinaire, Nicolas Sarkozy démontre qu'il ne l'est pas puisqu'il prend une initiative rare, étonnante, probablement sur le conseil de son remarquable et discret avocat Me Thierry Herzog (20 minutes, Journal du Dimanche, nouvelobs.com).
N'est-elle pas dangereuse aussi car susceptible d'une interprétation très contradictoire ? La bonne foi de Nicolas Sarkozy, car qui irait ainsi spontanément anticiper sans être forcément à l'abri de tout soupçon ? Une habileté suprême en feignant d'apporter officiellement dans le débat des éléments dont on laisse croire qu'ils seraient les seuls à pouvoir intéresser et convaincre le juge, comme si d'autres, dissimulés et plus accablants, ne pouvaient pas exister ? Il est clair que, dans les deux cas honnête ou malin, prendre les devants a pour objectif d'éteindre l'incendie avant qu'il soit vraiment déclaré et de circonscrire le champ de la preuve. Magistrat instructeur, je m'interroge au moins sur le sens à donner à cette transmission qui paraît vouloir faciliter l'administration de la justice alors que peut-être subtilement elle vise à l'entraver. Derrière elle, l'inquiétude pointe. Et l'empressement est à analyser.
Nicolas Sarkozy a connu une victoire puisque l'assemblée plénière de la Cour de cassation a décidé que "le chef de l'Etat qui ne peut être entendu ni poursuivi pendant la durée de son mandat a en revanche le droit de porter plainte" (Le Monde sous la signature de Franck Johannès). Cet arrêt a été rendu contrairement aux conclusions de l'avocat général qui avait souligné que "l'avenir professionnel des magistrats dépendant du chef de l'Etat qui les nomme, une situation était créée structurellement, qui paraît incompatible avec le respect des règles du procès équitable".
Sans vouloir offenser Me Emmanuel Piwnica, avocat émérite à la Cour de cassation et au Conseil d'Etat, qui a qualifié de "victoire splendide" cette décision, reste qu'il est permis, en parfaite sérénité, de mesurer la pertinente portée des observations de l'avocat général.
Pour contredire l'argument de la rupture de l'égalité des armes entre les parties, est-il suffisant de retenir comme acquis le fait que "les juges une fois nommés, inamovibles, ne reçoivent ni pressions ni instructions dans l'exercice de leurs fonctions juridictionnelles" ? La réponse est théorique, abstraite, noblement classique mais ne devrait-on pas considérer que la dépendance institutionnelle incontestée et objective crée par elle-même, avant qu'il soit nécessaire d'appréhender le concret de la pratique judiciaire, un risque de soumission, une inégalité évidente, en tout cas une plausibilité d'injustice ?
Au fond, la Cour de cassation a refusé de faire simple parce que l'approche moins limpide, plus complexe lui donnait la possibilité de célébrer en creux la parfaite indépendance théorique des juges sans avoir à se pencher sur les manifestations concrètes de celle-ci.
Nicolas Sarkozy précautionneux et précipitant le mouvement ici, légitimé là n'est qu'au début de son parcours judiciaire. L'attitude du pouvoir politique sera riche d'enseignement. Comme hier, avec une justice clairement aux ordres dans les dossiers délicats et sensibles ? Ou prêt à assumer les défis d'une justice effectivement libre et indépendante ?