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Chroniques tchadiennes (7)

Paroles de juge - , 15/02/2012

Par Patrice de Charette

 

  Le thermomètre a commencé son ascension. Il fait encore une bonne fraîcheur le matin (20°) mais l'après-midi on arrive sans problème à 37 ou 38°. Je pense à mes congénères européens qui au même moment subissent les rigueurs de l'anticyclone de Sibérie. Moins plaisants sont les assauts du vent du désert chargé d'une quantité impressionnante de sable et de poussière qui oblige souvent à allumer les phares en plein jour et fait monter en flèche le nombre des maladies respiratoires. J’apprends à cette occasion que le sable véhiculé par le vent dans tout le Sahara provient du Tchad, de la dépression de Bodélé au nord du pays.

 

  En face de la Cour suprême se trouve le lieu où les artisans attendent le client. Chacun a devant lui un sac d'où dépassent les insignes de sa fonction : un tuyau avec un robinet, une barre à mine, une scie. Pour une raison inconnue, les autorités ont fait abattre les arbres qui se trouvaient à cet endroit et ont transformé le lieu en une étendue de sable. Les malheureux restent assis stoïquement en plein soleil ou cherchent de l'ombre en s'agglutinant le long du mur de clôture de la Cour suprême, ce qui ne renforce pas la majesté de l'institution. Une rage d'abattage semble d'ailleurs avoir saisi les responsables, qui font disparaître les uns après les autres les grands arbres de la capitale, qui faisaient pourtant la beauté de celle-ci et procuraient à la population une fraîcheur bienvenue pendant la canicule quasi permanente.

 

  La lecture de la presse nationale est toujours aussi instructive. Ainsi il y a quelques mois, après la nomination du gouvernement qui avait vu trois ministres seulement rester en fonction, un hebdomadaire a décrit avec force détails le soulagement des proches des ministres maintenus, assurés de « rester dans le grenier », puis les fêtes organisées par la famille et les proches des nouveaux ministres : chacun son tour, maintenant c'est à nous de manger, disent les intéressés. On reste interloqué devant cette description faite en toute ingénuité. Dans la presse également, le résultat du dernier classement pour la bonne gouvernance des pays d'Afrique subsaharienne établi par la fondation Mo Ibrahim, institution africaine : le résultat est rude pour le Tchad, avant-dernier juste avant la Somalie.

 

  Il y a quelque temps, devisant avec mes passagères, je ne vois pas le signal d'arrêt d'un agent de police qui me siffle, sous l'œil intéressé des passants tchadiens. Je vous présente mes excuses, dis-je, je n'ai pas vu votre signal. Ah bon alors, commence par dire le policier, désarçonné par autant d'humilité, puis il se ressaisit et me demande mes papiers. Il examine avec intérêt mon permis de conduire français, dont je lui commente obligeamment les rubriques, car j'ai l'impression assez nette qu'il n'a pas une maîtrise entière de l'alphabet. Il me le rend un air satisfait en me disant contre toute logique : puisque vous avez votre permis, je ne peux rien vous dire. Je ne demande pas mon reste et je m'empresse de repartir.

 

  L’autre jour, mon collègue policier, qui n’avait pas son permis sur lui, n’a pas eu cette chance. Il a été embarqué jusqu’à une sorte de dépôt d’où il n’a pu sortir qu’après l’arrivée d’un commandant de gendarmerie français. Il est vrai qu’il avait fait la sourde oreille devant la proposition d’arrangement qui lui était faite.

 

  Le Tchad, producteur de pétrole, a maintenant sa raffinerie, construite avec des fonds chinois. Pour en faire bénéficier son peuple, le président décide de fixer un prix de faveur pour la vente du carburant. Les actionnaires chinois, qui n'avaient pas vu venir le coup, font grise mine mais acceptent finalement après diverses pressions. Le malheur est que le prix de faveur est annoncé pour une durée de trois mois. Les détaillants tchadiens ne sont pas longs à comprendre et constituent immédiatement des stocks géants afin de revendre au prix normal passé le délai de trois mois. La pénurie s'installe et provoque la panique, les centrales thermiques s'arrêtent et ne produisent plus d'électricité, nous sommes obligés de nous adresser aux spéculateurs pour remplir les réservoirs de nos véhicules et je dois faire de même pour mon groupe électrogène.

 

  La situation s’arrange un peu, mais le problème n'est pas réglé pour autant, car les Chinois ne veulent pas vendre le carburant au prix permanent souhaité par les pouvoirs publics. Ils finissent par arrêter purement et simplement la production il y a quelques semaines, provoquant une nouvelle pénurie encore plus importante, puisque le carburant ne peut plus venir du Nigéria en raison de la guerre civile qui frappe le nord du pays ni du Cameroun qui garde ses propres réserves. Le gouvernement réplique en faisant fermer la raffinerie par les gendarmes puis institue un comité de négociation présidé d'ailleurs par le ministre de la justice. Après des discussions que l'on imagine complexes, un accord provisoire est trouvé et permet la réouverture de la raffinerie. Il était temps, car les entreprises commençaient à fermer les unes après les autres.

 

  Au début du mois de décembre dernier, on apprend une décision soudaine, prise en haut lieu : la maison d'arrêt va être démolie dans les 15 jours, de même que les locaux de la garde nationale et nomade et ceux de l'école de gendarmerie situés à proximité, l'objectif étant de récupérer une importante emprise immobilière située en centre-ville. Détail : 1 500 personnes sont incarcérées et il n'existe dans la capitale aucune structure susceptible de les recevoir. Le ministère de la justice est obligé d'improviser et décide d'envoyer les prévenus dans une maison d'arrêt située à quatre à cinq heures de route et les condamnés dans la prison du désert de Koro Toro, à plusieurs jours de piste. La décision est catastrophique pour les personnes détenues, coupées de leurs familles qui dans la plupart des cas les approvisionnaient en nourriture. Pour juger les prévenus, qu'on ne peut pas faire venir quotidiennement en aller-retour, le tribunal décide de tenir des audiences foraines sur le lieu d'incarcération. Illégal, répond le Barreau, car il existe déjà un tribunal près de cette maison d'arrêt, et les avocats refusent pour cette raison d'aller plaider. Les magistrats locaux, eux-mêmes, n'apprécient pas de voir les collègues de la capitale venir occuper leur salle d'audience.

 

De façon singulière, personne n’a songé à transférer la compétence territoriale au tribunal local, en fonction du lieu   de détention, en renforçant provisoirement ses effectifs. On envoie donc de façon quasi- permanente toute une troupe de magistrats de N’Djamena siéger dans ce tribunal extérieur, sans oublier les juges d’instruction, qui quittent leur cabinet pour trois semaines d’affilée. Les magistrats de la capitale prennent même la route pour aller siéger dans le centre de détention de Koro Toro où se trouvent certains prévenus. La configuration procédurale devient alors acrobatique, car ce lieu est situé dans le ressort d’une autre cour d’appel. Nécessité fait loi, semble-t-il.
 

  Problème plus crucial encore : que faire des personnes nouvellement placées sous mandat de dépôt ? Le ministère de la justice obtient avec difficulté huit cellules dans un bâtiment de gendarmerie. Selon l’usage local, les détenus sont dans la cour de 6 h à 17 h où ils cohabitent toutefois avec un énorme groupe électrogène qui alimente l'ensemble du site et fait un bruit épouvantable, et avec sa réserve de carburant, ce qui n’est pas très heureux pour la sécurité. Deux cellules sont occupées par les femmes, sans séparation avec les hommes, qui s'entassent la nuit à 180 dans les six cellules restantes de 20 m² chacune, dépourvues de tout équipement, en dehors de quelques nattes posées sur le sol en béton. On imagine mal que cette situation puisse durer très longtemps, car le tribunal, après avoir jugé à bref délai les prévenus poursuivis en flagrant délit, reprend ses habitudes anciennes et renvoie les dossiers pour des raisons mal définies, faisant augmenter rapidement le nombre de prévenus en attente de jugement.

 

  Le seul avantage, si l’on peut dire, de cette nouvelle situation est la possibilité de suivre au plus près la gestion de cette population réduite, tâche quasiment impossible antérieurement avec 1 500 détenus. Il y a quelque temps, j’avais été amené à faire ce que j’avais nommé sobrement des observations sur les modalités d’incarcération, entre autres : mandats de dépôt délivrés par le procureur général, qui n’a aucun pouvoir d’incarcérer qui que ce soit, ordres de mise en liberté du même procureur général, qui ne peut pas plus libérer qu’il ne peut incarcérer, mandats de dépôt collectifs (document unique pour incarcérer 18 ou 20 personnes), incarcération sur instructions contenues sur une feuille détachée d’un carnet mentionnant que le juge est en formation et régularisera plus tard, etc.

 

  Mais des éléments plus positifs sont là également, dont l’un plutôt inattendu : des instructions écrites du procureur près le tribunal au chef d’établissement lui faisant interdiction d’exécuter les ordres de mise en liberté du procureur général dans les affaires en cours devant le tribunal, ce qui ne manque pas de sel, ni de courage de la part d’un subordonné. Et l’action du directeur de la pénitentiaire qui, sans commentaires ni discours, reprend en main fermement la gestion du centre de détention provisoire.

 

  La démolition, au moins, a fait des heureux parmi la population : tout étant promis aux bulldozers puis à la décharge publique, une fourmilière humaine s'est abattue sur les bâtiments et a récupéré tout ce qui était possible de l'être, tôles du toit, portes, fenêtres, étagères, parpaings. Dans une sorte d’immense fête populaire, les chariots vont et viennent chargés de matériaux hétéroclites, un petit garçon court en serrant contre lui des débris de contreplaqué. Avant même la démolition, les murs sont démontés un par un et les fers à béton récupérés. Les bulldozers n'ont plus qu'à faire des tas avec les gravats restants.

 

 


 


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