Guet-apens pour lecteurs
Chroniques judiciaires - prdchroniques, 16/11/2011
L'éditeur aurait dû prévoir un bandeau autour de ce Guet-apens. Nuit gravement à la sérénité. Risque de réduire l'indifférence. Contient des sentiments dangereux. Peut provoquer des réactions douloureuses. Enfin, quelque chose avertissant le lecteur qu'on ne plonge pas sans risque dans le quotidien d'un avocat qui fait du droit pénal ordinaire, autrement dit de la misère, de la violence, de l'alcool et du sexe.
Maître Mô est le pseudonyme de Jean-Yves Moyart, inscrit au barreau de Lille et auteur d'un blog devenu fameux sur lequel il livre depuis 2008 une "petite chronique judiciaire, ordinaire et subjective, alimentée quand elle le peut". Des histoires vraies, dont il change un prénom, modifie quelques détails, maquille le lieu, mais garde l'essentiel : du brut de vie, plein de bons et de mauvais sentiments, de hauts très beaux et de bas très durs.
C'est inégal et c'est pour ça qu'on les aime, ces chroniques, dont l'exceptionnelle Au guet-apens, qui a donné son titre au livre. A elle seule, cette longue nouvelle de quarante-cinq pages vaut le voyage. C'est d'ailleurs ce texte, mis en ligne au printemps sur le blog, qui a conduit plusieurs éditeurs et réalisateurs à frapper à la porte de l'auteur.
Les premières lignes ressemblent à celles de tant de comptes rendus d'audience publiés dans les journaux. Il s'appelle Ahmed, se tient dans le box des accusés, "minuscule entre ses deux grands flics d'escorte", porte "un pantalon pattes d'éléphant", une "veste cintrée à larges revers" et une large cravate "crème et gris". Ahmed risque la réclusion criminelle à perpétuité pour l'assassinat de sa femme, son avocat sait qu'il est innocent.
A lire comme ça, vous vous dites que vous avancez en terrain plus ou moins familier. Alors, vous continuez, vous entrez dans le dossier d'Ahmed, vous soupesez les charges, vous tremblez au côté de son avocat quand s'ouvre le procès, vous comptez les points pendant les débats, dévisagez un à un les jurés quand ils reviennent de délibéré... et vous prenez un grand coup dans la figure.
C'est ça, le problème avec les nouvelles de Maître Mô : on entre sans se méfier et on se retrouve tout pâle au côté de cette petite fille, victime du désir de son beau-père, ou dans la compagnie gluante de détresse de M. Dupont. On y fait la connaissance malgré soi de ce salaud de Noël et l'on garde au fond des yeux plus longtemps qu'on ne le voudrait le ciré jaune trop grand de la jeune fille dans Misérable, "tache de couleur dans l'océan bleu des gendarmes des escortes, qui attire le regard ; elle est beaucoup trop frêle, beaucoup trop jeune, beaucoup trop absente, beaucoup trop menottée, on se dit qu'elle ne devrait pas être ici".
Et puis, il y a ce personnage qui les relie tous, les Dupont, Ahmed, Jade, Omar, Odile, Noël et les autres : l'avocat. Et, là encore, on se fait avoir. Parce que l'humanité épaisse, envahissante, de ceux qu'il rencontre a une fâcheuse tendance à déteindre sur lui. Parce que les drames que l'on vient poser sur son bureau, qu'on lui confie un soir de garde à vue ou entre les quatre murs du parloir d'une prison, sont un antidote efficace à la coquetterie et à la vanité professionnelles. Cet avocat - le "je" du narrateur - est un homme qui doute, se trompe, passe à côté, s'en veut, se bat et perd bien plus souvent qu'il ne gagne. Un artisan et pas un héros. Dernier avertissement : lecture nuisible aux idées reçues, susceptible de provoquer une forte dépendance.
Au Guet-Apens, de Maître Mô. La Table ronde, 250 pages, 21€