Accueillir les Non-Humains dans les Communs (Introduction)
– S.I.Lex – - calimaq, 4/01/2019
Ce billet est le premier d’une série de cinq ou six que je publierai au rythme d’un par semaine au cours de ce mois de janvier. Le texte complet formera un essai à propos des relations entre les Communs et les Non-Humains, un sujet à mon sens absolument essentiel à prendre en compte pour la théorie des Communs.
***
Que serait un homme sans éléphant, sans plante, sans lion, sans céréale, sans océan, sans ozone et sans plancton, un homme seul, beaucoup plus seul encore que Robinson sur son île ? Moins qu’un homme. Certainement pas un homme.
0) Introduction
Les Communs questionnés par l’émergence des « droits de la nature »
Faut-il reconnaître la Seine comme une « entité vivante[1] » ? La question pourrait paraître à première vue incongrue. C’est pourtant une revendication portée par l’association « La Seine n’est pas à vendre », destinée à ce que le fleuve soit doté d’une personnalité juridique pour faire valoir ses droits en justice, notamment face à des projets d’aménagement qui menaceraient son intégrité. Si une telle idée détonne avec la tradition juridique occidentale, elle peut se prévaloir de plusieurs précédents ailleurs dans le monde. On pense notamment à la reconnaissance en 2017 par la Nouvelle Zélande de la qualité de sujet de droit, d’abord à la rivière Whanganui[2], puis au Mont Taranaki[3], dans le cadre d’un processus de réconciliation avec les populations Maori. La même année, une décision de justice a consacré en Inde le Gange et un de ses affluents, le fleuve Yamuna, comme « des entités vivantes ayant le statut de personne morale[4] » afin d’ouvrir de nouvelles voies d’action pour protéger ces cours d’eau contre la pollution qui les dévaste. Et plus récemment en avril 2018, c’est en Colombie que la Cour suprême, saisie d’une requête par 25 enfants, a attribué la qualité de sujet de droit à la portion de l’Amazonie située sur son territoire[5]. Ces évolutions s’inscrivent un mouvement plus vaste de consécration des « droits de la nature », que l’on trouve depuis 10 ans inscrits dans les constitutions de pays comme la Bolivie ou l’Equateur, en lien avec la figure de la Terre Mère (Pacha Mama) et la notion de Buen Vivir (Bien Vivre)[6]. Son ampleur dépasse les seuls pays du Sud, puisque plusieurs villes aux Etats-Unis ont d’ores et déjà adopté des régulations basées sur la reconnaissance des droits de la nature[7], en écho à des revendications formulées dès les années 70[8].
Des forêts, des rivières, des montagnes dotées de droits opposables devant les tribunaux pour les protéger face aux tentatives d’appropriation et d’exploitation abusives : à première vue, les finalités poursuivies semblent proches de celles qui se trouvent au fondement des Communs et des luttes séculaires menées aux quatre coins du Globe contre les phénomènes « d’enclosure »[9]. La notion de Communs (ou de biens communs) a fait ces dernières années un retour remarqué, depuis l’attribution en 2009 du prix de la Banque de Suède – dit « prix Nobel d’économie » – à la chercheuse américaine Elinor Ostrom pour ses travaux sur la gouvernance des « Commons Pool Resources » (CPR)[10]. Initialement appliquée à la gestion durable des ressources naturelles mises en partage, la notion de Communs s’est déployée depuis dans de nombreux autres champs (Communs de la Connaissance, Communs numériques, Communs sociaux, Communs urbains, etc.). En France, elle fait l’objet d’un intérêt croissant de la part du monde académique, attesté par la parution en 2017 aux Presses Universitaires de France d’un « Dictionnaire des biens communs[11] », regroupant les contributions de plusieurs dizaines de chercheurs issus d’une pluralité de disciplines.
La sphère militante n’est pas en reste et de nombreuses revendications, notamment en matière d’écologie, se font sous la bannière des Communs. On peut songer aux mouvements agissant pour la reconnaissance de l’eau comme bien commun, à des initiatives visant à instituer des forêts ou des bassins versants comme des Communs ou aux combats des paysans pour la préservation des droits d’usage sur les semences traditionnelles[12]. En France, le terme est récemment réapparu à Notre-Dame-des-Landes, dont les habitants ont revendiqué la qualité de « Laboratoire des Communs » pour légitimer la poursuite de l’occupation au-delà de l’abandon du projet d’aéroport[13]. Une tentative est d’ailleurs toujours en cours pour racheter une partie des terres de la ZAD afin de les ériger en propriété collective et poursuivre la « pratique des Communs » sur ce territoire[14]. La connexion avec les « droits de la nature » est ici évidente et elle s’exprime par exemple dans le célèbre mot d’ordre des Zadistes de Notre-Dame-des-Landes, qui en porte la trace : « Nous ne défendons pas la Nature ; nous sommes la Nature qui se défend ».
Pour autant – et de manière assez surprenante -, les analyses croisant explicitement la thématique des Communs avec celle des « droits de la nature » sont encore assez rares, alors même que leur mise en relation fait surgir des questions importantes et, dans une certaine mesure, perturbantes pour les Communs.
La théorie des Communs traversée par une « rupture ontique » entre Humains et Non-Humains
Si des points de rapprochement semblent exister entre la démarche des Communs et la reconnaissance de droits à des entités naturelles, ces deux approches présentent également des différences profondes du point de vue des « ontologies » ou des « visions du monde » sur lesquelles elles s’appuient[15]. La pensée des Communs n’est pas simple à saisir, car elle est partagée entre de nombreuses branches et courants ne renvoyant pas exactement aux mêmes réalités (d’où un flottement dans la terminologie employée selon les auteurs entre « Les Communs », « Le Commun », « Les Biens communs », « Le Bien commun », « Le Faire commun », « L’Agir commun », etc.)[16]. On peut néanmoins partir de la définition synthétique issue des travaux d’Elinor Ostrom et de l’école dite de Bloomington, telle que proposée notamment par l’économiste atterré Benjamin Coriat : « des ressources en accès partagé gouvernées par des règles émanant de la communauté des usagers, visant à en assurer l’intégrité ou le renouvellement[17] ». Dans cette optique, la caractérisation des Communs repose sur un triptyque « ressource-communauté-règles » fréquemment employé dans la littérature consacrée à ce sujet, comme ici par exemple par la chercheuse néerlandaise Tine de Moor, qui rappelle en outre leur dimension « institutionnelle » [18] :
Quand il est question de biens communs, il faut tenir compte des trois aspects suivants ; un groupe d’utilisateurs, généralement des « prosommateurs », des gens qui sont donc à la fois producteurs et consommateur. Ils prennent des décisions collectives concernant l’utilisation de ressources. Les ressources sont collectives également, en ce sens que leur utilisation dépend de la décision du groupe ; être membre du groupe vous confère des droits d’utilisation.
[…] C’est ainsi qu’émerge une nouvelle institution pour l’action collective. Sa conception et son fonctionnement sont sensiblement différents du marché et de l’État pris comme modèles de gouvernance dans la mesure où l’institution en question est basée sur l’auto-gouvernance, c’est-à-dire l’auto-régulation, l’auto-sanction et l’auto-gestion.
Bien que tendant à faire l’objet d’un relatif consensus[19], cette définition attire aussi un certain nombre de critiques, soulignant que cette manière de conceptualiser les Communs reste ancrée dans une ontologie « dualiste » ou « naturaliste » par le maintien du postulat d’une séparation entre la ressource, d’un côté et la communauté, de l’autre. Cette opposition viendrait reconduire la thèse d’une « présumée continuité ontologique sous-jacente entre les humains » et d’une « discontinuité ontologique entre les humains et les non-humains », débouchant sur une « relation objectivant les non-humains en tant que ressources (naturelles)[20] ». Par Non-Humains, il faut entendre « tout ce avec quoi les humains sont en interaction constante[21] » : animaux, plantes, mais aussi les éléments comme l’eau, l’air, la terre, y compris parfois également les objets et artefacts produits par l’activité humaine. La notion est au cœur d’analyses cherchant à renouveler les approches en dépassant l’opposition traditionnelle entre Nature et Culture, sujets et objets, Humains et Non-Humains. Dans le champ de la sociologie, elle joue notamment un rôle central dans la théorie de l’acteur-réseau développée par Bruno Latour, Michel Callon et Madeleine Akrich qui, à travers une « sociologie de la traduction[22] », pense l’action comme partagée entre des Humains et des Non-Humains, également doués d’« agentivité » (agency)[23]. On la trouve aussi mobilisée par l’anthropologie, notamment dans les travaux de Philippe Descola visant à questionner les représentations occidentales pour donner à voir la diversité des « ontologies », c’est-à-dire des manières de « composer des mondes » travers les continuités et les discontinuités établies entre humains et non-humains[24].
Pour le chercheur suédois Jonathan Metzger[25], le recours au concept même de « ressource naturelle » est éminemment problématique, notamment sous la forme utilisée par Elinor Ostrom dans son ouvrage «Governing The Commons[26] » pour construire la notion de « Commons Pool Resources » (CPR). Cet auteur fait remarquer que les Communs étudiés initialement par Ostrom – systèmes d’irrigation, lacs, forêts, pâturages, réserves halieutiques, etc. – correspondent par définition à des ensembles mêlant inextricablement des humains et des non-humains, incluant « toutes sortes d’animaux, d’organismes, et d’autres types de choses […] jouant un rôle central dans les histoires racontées par le livre, mais finalement regroupés sous l’étiquette passive de « ressources ». Et Metzger de préciser en quoi l’offuscation des éléments non-humains sous ce concept-écran est lourd de conséquences :
L’opérationnalisation des Commons Pool Resources dans la théorie d’Ostrom sous la forme d’une gestion communautaire, c’est aussi « l’utilisation humaine des ressources naturelles ». Les humains d’un côté, tout le reste de l’autre – une division ontologique stricte entre les humains et les non-humains, les commoners et les Communs, les agents et la structure, les extracteurs et la ressource, la culture et la nature, les sujets et les objets, les uns qui utilisent activement et les autres qui sont passivement utilisés.
Pour aller plus loin et reprendre les termes employés par Jean-Marie Schaeffer dans son ouvrage « La fin de l’exception humaine[27] », la démarche d’Ostrom paraît en réalité reconduire la « rupture ontique » entre humains et non-humains caractérisant depuis des siècles la pensée occidentale et ayant acquis à l’époque moderne le statut de paradigme dominant[28]. Elle s’inscrirait encore dans ce que Bruno Latour[29] appelle un « processus de purification » visant à établir deux zones ontologiques absolument distinctes, alors même que les réalités observées par Ostrom sont composées de collectifs « d’hybrides » mêlant humains et non-humains. Or de telles accusations sont graves, car c’est précisément en s’appuyant sur cette thèse de « l’exceptionnalité de l’être humain » que l’Occident s’est doté d’un système de représentations et d’un appareillage idéologique favorisant un extractivisme forcené devenu incontrôlable depuis l’avènement de la révolution industrielle. Une telle dénonciation du dualisme de la pensée occidentale se retrouve notamment chez Arturo Escobar dans son ouvrage « Sentir-Penser avec la Terre[30] » :
La séparation entre nature et culture […] est à la base de l’ontologie moderniste-occidentale qui s’est imposée dans le monde entier par la coercition ou l’hégémonie culturelle. Cette pensée dualiste qui sépare corps et esprit, émotion et raison, sauvage et civilisé, nature et culture, profane et spécialiste, indigène et savant, humain et non-humain en les hiérarchisant, nous empêche de nous concevoir comme faisant partie du monde, nous incitant plutôt à nous vivre dans un rapport d’extériorité instrumentale à ce qui nous entoure.
Un tel « rapport d’extériorité instrumentale » est inhérent à une notion comme celle de « ressources » largement employée dans la littérature sur les Communs. Pour Bruno Latour, le recours à cette notion est en outre caractéristique d’une pensée envisageant les rapports de l’homme à son environnement sous la forme d’un système de production, là où les défis écologiques majeurs auxquels nous faisons face demanderaient de les repenser comme un système d’engendrement, afin de prendre en compte les liens d’interdépendance existants entre l’ensemble des vivants [31] :
[…] lorsque l’économie, dès le XVIIème siècle, a commencé à [appréhender] « la nature », celle-ci ne s’est présenté aux savants que comme un « facteur de production », une ressource justement extérieure, indifférente à nos actions, saisie de loin […]
Le système de production était fondé sur une certaine conception de la nature, du matérialisme et du rôle des sciences ; il donnait une autre fonction à la politique et se fondait sur une division entre les acteurs humains et leurs ressources […]
Le système d’engendrement met aux prises des agents, des acteurs, des animés, qui ont tous des capacités de réaction distincte […] il ne s’intéresse pas à produire pour les humains des biens à partir de ressources, mais à engendrer les terrestres – tous les terrestres et pas seulement les humains.
N’y aurait-il donc pas un certain malaise « ontologique » dans la théorie des Communs lié à la manière dont elle répartit les rôles entre Humains et Non-Humains ? Pour Patrick Bresnihan[32], la « rupture ontique » traverse en réalité toute la littérature sur les Communs et elle se manifeste notamment par la manière dont celle-ci distingue, d’un côté, des Communs qui seraient « naturels » ou « matériels » et de l’autre, des Communs « immatériels », que ceux-ci soient « numériques », « de la Connaissance », « culturels » ou « sociaux » :
Le problème inhérent à cette distinction, c’est que nous nous retrouvons avec, d’un côté, une catégorie de Communs qui semble « coupée du social » [asocial] (ne tenant pas compte du travail socialement productif et reproductif des humains impliqués dans le soin des ressources « naturelles » dont ils dépendent) et, de l’autre, une catégorie de Communs qui semble « coupée de la nature » [anatural] (ne tenant pas compte des limites matérielles et des propriétés des corps des Non-Humains impliqués dans la re/production des Communs « sociaux « ). Bien que la distinction entre les Communs matériels/naturels et les Communs immatériels/sociaux puisse être utile sur le plan analytique, elle tend à être surestimée, occultant la continuité et l’inséparabilité entre le matériel et l’immatériel, le naturel et le social.
Reformuler la théorie des Communs à partir d’une ontologie relationnelle ?
Sans doute est-il nécessaire avant d’aller plus loin de ne pas forcir le trait et de reconnaître que les travaux d’Elinor Ostrom ont marqué une étape importante, en ouvrant de nombreuses perspectives par rapport aux thèses de la pensée économique dominante. Contre l’hypothèse d’une Tragédie des Communs popularisée par Garret Hardin à la fin des années 60[33] et élevée peu à peu au rang de dogme, elle a démontré que les groupes humains avaient la capacité – dans certaines conditions qu’elle a contribué à identifier[34] – de gérer de manière durable des ressources naturelles par le biais d’arrangements institutionnels auto-produits par voie délibérative entre les personnes directement concernées. En recourant à la notion de faisceaux de droits (Bundle of Rights)[35], elle a aussi établi que la propriété exclusive et le marché n’étaient pas nécessairement le mode de gestion optimal des ressources, tout comme elle s’est montrée critique vis-à-vis de la centralisation bureaucratique lorsqu’elle conduit à étouffer la capacité des groupes à s’auto-organiser pour produire des règles adaptées à leur situation. Les considérations environnementales ont également été au cœur des préoccupations d’Elinor Ostrom, avec en particulier, à la fin de sa vie, un engagement marqué sur la question du changement climatique qu’elle a intégré à ses analyses en essayant de proposer des leviers d’action articulant le global et le local[36].
Néanmoins en dépit de ces apports décisifs, la pensée d’Ostrom n’est sans doute pas complètement parvenue à rompre avec les fondements ontologiques sur lesquels étaient assises les constructions de ses adversaires. Dès lors, il n’est pas si surprenant que des proximités dérangeantes avec eux soient parfois identifiées[37], y compris d’ailleurs avec les thèses de Garret Hardin qu’Ostrom a sans doute davantage relativisées que réfutées. Pour Ferhat Taylan[38], une des raisons de ces « flottements » vient du fait que les théories d’Ostrom se sont en réalité inscrites dans le paradigme du « développement du Tiers-Monde » marquant les années 70 au cours desquelles la chercheuse a commencé ses travaux de terrain dans les pays du Sud. Son approche des Communs comme « système de gestion de ressources » poserait dès lors avant tout un problème « anthropologique », dans la mesure où les populations qu’elle observait et à partir desquelles elle a élaboré sa théorie ne concevaient pas toujours les éléments naturels comme des « ressources » à côté desquelles des « communautés » auraient été juxtaposées avec l’intention de conduire une « gestion efficace ». Ostrom aurait donc contribué à « plaquer » une grille de lecture rattachée à une ontologie dualiste ou naturaliste sur des pratiques souvent ancrées dans de toutes autres conceptions du Monde, mais sans tenir compte de cette dimension « ontologique » dans ses modèles.
A l’inverse, les évolutions citées au début de cet article, visant à reconnaître la qualité d’« entités vivantes» et de « sujets de droit » à des Non-Humains, sont des émanations des « cosmovisions » propres à des populations autochtones ayant reçu une « traduction » dans le système juridique de leurs États. Elles ont le potentiel d’ouvrir une voie pour dépasser l’ontologie dualiste en embrassant d’autres « manières de composer le monde » évitant de reconduire la « rupture ontique » traversant toujours les travaux d’Ostrom en dépit de ses apports :
[…] ces théories émergentes se distancient de la discontinuité ontologique entre humains et non-humains – discontinuité qui permet la conversion des non-humains en ressources dissociables (d’un point de vue conceptuel et pratique) des communautés humaines qui les utilisent, les reproduisent, et en dépendent. Autrement dit, les communs sont ici conçus comme des touts indissolubles d’humains et de non-humains en développement constant[39].
Là où la notion de ressource induit nécessairement une coupure entre humains et non-humains, d’autres formes de représentation sont possibles à condition de s’ancrer dans une ontologie, non plus dualiste, mais « relationnelle ». Selon Arturo Escobar, l’apport majeur de l’ontologie relationnelle consiste à envisager « toutes les choses du monde [comme] faites d’entités qui ne préexistent pas aux relations qui les constituent[40] ». Alors que dans l’ontologie dualiste, « nous nous considérons comme des sujets autosuffisants qui sommes face à ou vivons dans un monde composé d’objets également autosuffisants, que nous pouvons manipuler librement », l’ontologie relationnelle repose sur l’idée que « les mondes biophysiques, humains et surnaturels ne sont pas considérés comme des entités séparées ». Dans une telle conception, « la division entre nature et culture n’existe pas et encore moins celle de l’individu et de la communauté : de fait, l’individu n’existe pas, il existe en revanche des personnes en lien permanent avec l’ensemble du monde humain et non-humain ».
La question que je souhaite poser dans cet essai est de savoir si la théorie des Communs est indissociablement liée au paradigme dualiste ou s’il est possible de repartir des éléments dégagés par Elinor Ostrom et ses successeurs de l’école de Bloomington pour la reformuler en fonction d’une ontologie relationnelle. La nécessité de procéder à une telle réinterprétation a déjà fait l’objet de discussions, notamment dans la foulée des travaux de l’anthropologue Anna Tsing et de la notion de « Communs latents » (sur laquelle nous reviendrons plus loin en détail) qu’elle avance pour rétablir une connexion avec les Non-Humains[41]. Dans une interview accordée en 2017[42], elle exprimait ainsi sa dette vis-à-vis des travaux d’Elinor Ostrom, mais aussi le sentiment d’une urgence à en dépasser les limites théoriques :
Elinor Ostrom, et d’autres, ont fait un travail fabuleux en développant la notion de communs. Et je pense qu’il faut que l’on discute des potentiels de ce concept. Pourtant, des critiques sont apparues dans le milieu académique, notamment parce que Ostrom et ses collègues ont tenté de rendre la notion opérationnelle. Quand j’ai présenté la notion de communs latents, mes camarades ont estimé que le concept était discrédité. Mais j’espère qu’il y aura une reprise de la discussion sur ce terme de commun, parce qu’il y a de nombreuses façons d’aborder le sujet. Notamment en étant imaginatif sur la façon de s’en saisir.
De mon côté, j’essaie d’inclure les humains dans la notion de communs, en tant que contributeurs à un écosystème qui inclut aussi les non-humains. Construire un programme politique autour de cela va demander beaucoup de temps et d’imagination. Mais si on ignore le potentiel des communs, on est mal. J’espère que nos meilleurs penseurs vont s’en saisir à nouveau pour l’ouvrir à toutes les possibilités, notamment celle de faire entrer les non-humains dans l’équation. C’est le travail qu’il va falloir faire, si on veut continuer à évoluer dans un monde viable.
Avec les mêmes intentions, d’autres auteurs proposent des notions relativement proches, comme celles d’ « Eco-Communs » (Eco-commons) de Dimitry Papadopoulos[43] ou de « Communs Plus-qu’Humains » (More-Than-Human Commons) de Patrick Bresnihan[44].
Le présent essai constitue une contribution à ce programme de travail ouvert par Anna Tsing, visant à accueillir les Non-Humains dans les Communs et les faire « entrer dans l’équation ». Pour ce faire, je procéderai néanmoins d’une manière différente, car les diverses tentatives de reformulations (Communs latents, Eco-Communs, Communs Plus-qu’Humains) paraissent prendre le parti de s’éloigner assez radicalement de la théorie des Communs formulée par d’Elinor Ostrom, sans toutefois toujours prendre le soin de se confronter directement et en profondeur à ses éléments. Je procèderai de mon côté en passant en revue les briques essentielles de la théorie des Communs (les notions de ressources, communauté, gouvernance, arrangements institutionnels, enclosures, faisceau de droits, propriété, etc.). L’objectif sera de déterminer si ces différents concepts – aujourd’hui marqués par une « asymétrie » entre humains et non-humains – peuvent être reformulés en suivant le « principe de symétrie[45] » issu de la théorie de l’acteur-réseau, résumé ainsi par Philippe Descola :
[…] l’idée de symétrie, c’est-à-dire […] l’exigence qui consiste à introduire les non-humains sur la scène de la vie sociale autrement que comme des ressources ou un entourage extérieur. Faire de l’anthropologie symétrique, de ce point de vue, cela ne signifie pas expliquer la vie des humains par l’influence des non-humains, mais rendre compte de la composition d’un monde où les uns comme les autres prennent part en tant qu’acteurs – actants dirait Latour – avec leurs propriétés et leurs modes d’action, et constituent donc des objets d’intérêt égal pour les sciences sociales[46].
Arturo Escobar parle de son côté d’« ontologie politique » et de « design pluriversel » à propos de la nécessité de « concevoir (designer) des rencontres entre les mondes à partir de la différence ontologique« [47].
Quatre étapes pour « symétriser » les éléments de la théorie des Communs
Il s’agira d’abord de montrer en quoi la distinction entre ressource et communauté devrait être abandonnée au profit de l’inclusion des Non-Humains au sein d’une « communauté biotique » conçue de manière élargie (I).
Nous montrerons ensuite que les Communs ne devraient pas uniquement être pensés en termes d’arrangements institutionnels, mais aussi sous la forme « d’agencements socio-écologiques » en s’aidant pour cela des apports de la théorie de l’acteur-réseau et de la notion de « Communs latents » d’Anna Tsing qui constitue une première piste pour avancer dans cette direction (II).
Nous revisiterons ensuite la question des « faisceaux de droits » en plaidant pour qu’ils soient redéployés de manière à prendre en compte les Non-Humains, ce qui implique de repenser le lien entre Communs et droits fondamentaux en l’ouvrant sur la dimension des droits bioculturels (III).
Enfin, nous terminerons par la recherche de formes institutionnelles pour les Communs qui soient compatibles avec une ontologie relationnelle – inspirées notamment des récents exemples d’attribution de la personnalité juridique à des éléments non-humains – en cherchant à déterminer dans quelle mesure leur implantation est envisageable dans notre système juridique (IV).
Plan général
0) Introduction.
Les Communs questionnés par l’émergence des « droits de la nature »
La théorie des Communs traversée par une « rupture ontique » entre Humains et Non-Humains.
Reformuler la théorie des Communs en fonction d’une ontologie relationnelle ?
Quatre étapes pour « symétriser » les éléments de la théorie des Communs.
1) Abandonner les « ressources » pour ancrer les Communs dans une « communauté biotique »
La place des ressources dans les modélisations initiales d’Elinor Ostrom.
Un mécanisme de « purification », amplifié par la vulgate des Communs.
Des collectifs d’hybrides à la « communauté biotique ».
2) En-deçà des arrangements institutionnels, les « agencements socio-écologiques ».
Le tournant inachevé de l’approche par les systèmes socio-écologiques.
Pour une hybridation avec la théorie de l’acteur-réseau.
S’emparer des « Communs latents » d’Anna Tsing.
3) Redéployer le faisceau de droits en l’ouvrant aux droits bioculturels.
Apports et limites de l’approche par les faisceaux de droits (Bundle of Rights).
Pour une refondation symétrique du droit de propriété
Étendre le lien entre Communs et droits fondamentaux en direction des droits bioculturels.
4) A la recherche de formes institutionnelles compatibles avec l’ontologie relationnelle.
Personnification des Non-Humains ou institution d’un principe d’inséparabilité ?
Du « Parlement des choses » aux Assemblées des Communs
Quelles perspectives d’implantation dans nos systèmes juridiques ?
Conclusion : le rôle des communs symétriques à l’heure du Capitalocène
***
Le plan et les contenus de cette série de billets sont susceptibles de changer à mesure que je les posterai, en fonction notamment des retours que je recevrai via les commentaires. N’hésitez donc pas à en laisser et à engager la discussion par ce biais.
Remerciements :
Merci à Ferhat Taylan, dont une conférence donnée en 2017 à Cerisy à propos de la rivière Whanganui aura provoqué chez moi le déclic pour m’intéresser à cette question des Non-Humains.
Merci également aux personnes suivantes avec qui j’ai pu échanger de manière très fructueuse ces derniers mois sur ces sujets : Sylvia Fredriksson, Nicolas Loubet, Alexandre Monnin, Laura Aufrère, Silvère Mercier, Pauline Briand, Astrid Girardeau.
Notes et références :
[1] Annabelle Laurent. Faut-il reconnaître la Seine comme une entité vivante ? Usbek & Rica, 15 décembre 2018 [En ligne] : https://usbeketrica.com/article/faut-il-reconnaitre-la-seine-comme-une-entite-vivante
[2] Victor David. La nouvelle vague des droits de la nature. La personnalité juridique reconnue aux fleuves Whanganui, Gange et Yamuna. Revue juridique de l’environnement, 2017/3/. « La personnalité juridique des fleuves n’apparait plus comme une fantaisie mais au contraire reflète une évolution positive traduisant en droit une relation spécifique entre Homme et Nature et ouvre la voie à l’élargissement de cette reconnaissance à d’autres éléments de la Nature, des glaciers de l’Himalaya à l’Océan. »
[3] Eleanor Aigne Roy. New Zealand gives Mount Taranaki same legal rights as a person. The Guardian, 22 décembre 2017 [En ligne] : https://www.theguardian.com/world/2017/dec/22/new-zealand-gives-mount-taranaki-same-legal-rights-as-a-person On notera néanmoins que cette première décision de justice a été cassée par la Cour suprême indienne quelques mois plus tard, pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons plus loin. India’s Ganges and Yamuna rivers are “not living entities”. BBC, 7 juillet 2017 [En ligne] : https://www.bbc.com/news/world-asia-india-40537701
[4] Sébastien Farcis. Inde : le statut de personne vivante octroyé aux fleuves Gange et Yamuna. RFI, 28 mars 2017 [En ligne] : http://www.rfi.fr/asie-pacifique/20170327-inde-gange-yamuna-fleuves-personnes-vivantes-statut
[5] Anastasia Moloney. Colombia’s top court orders government to protect Amazon in landmark case. Reuters, 6 avril 2018 [En ligne] : https://www.reuters.com/article/us-colombia-deforestation-amazon/colombias-top-court-orders-government-to-protect-amazon-forest-in-landmark-case-idUSKCN1HD21Y
[6] Victor David. La lente consécration de la nature, sujet de droit. Revue juridique de l’environnement, 2012 [En ligne] : https://www.persee.fr/doc/rjenv_0397-0299_2012_num_37_3_5681
[7] Community Environnemental Legal Defense Fund. Advancing Legal Rights Of Nature : Timeline [En ligne] : https://celdf.org/rights/rights-of-nature/rights-nature-timeline/
[8] Christopher Stone. Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? Le passager clandestin, 2017.
[9] Vandhana Shiva. The Enclosure and Recovery of the Commonns. Research Foundation For Science, Technology and Ecology, 1997.
[10] Benjamin Coriat (dir.). Le retour des Communs. Les liens qui libèrent, 2015.
[11] Judith Rochfeld, Fabienne Orsi, Marie Cornu (dit.). Dictionnaire des biens communs. PUF, 2017 [En ligne] : https://www.puf.com/content/Dictionnaire_des_biens_communs
[12] Pour un aperçu de ces appropriations militantes de la notion de Communs, voir David Bollier et Silke Helfrich. Patterns of Commoning. The Commons Strategy Group, 2015 [En ligne] : http://patternsofcommoning.org/.
[13] Baptiste Giraud. Autour de la ZAD, la bataille pour la propriété privée. Reporterre, 17 avril 2018 [En ligne] : https://reporterre.net/Autour-de-la-Zad-la-bataille-politique-de-la-propriete-privee A lire également, De la ZAD aux communaux. Lundi Matin, 15 juin 2015 [En ligne] : https://lundi.am/De-la-ZAD-aux-Communaux-Partie-I
[14] Voir La Terre en commun : https://encommun.eco/
[15] Pour Philippe Descola, les ontologies sont « des systèmes de propriétés des existants, [qui] servent de points d’ancrage à des formes contrastées de cosmologies, de modèles du lien social et de théories de l’identité et de l’altérité ». Voir Philippe Descola. Par-delà Nature et Culture. Gallimard, 2005.
[16] Au sujet de ces questions de terminologie autour des Communs, voir l’introduction du Dictionnaire des biens communs, op. cit.
[17] Le retour des Communs, op. cit.
[18] Tine de Moor. Le moment est venu : les biens communs du passé au présent. Green European Journal, vol. 14, 2016 [En ligne] : https://www.greeneuropeanjournal.eu/le-moment-est-venu-les-biens-communs-du-passe-au-present/
[19] Voir Le portail des Communs. Une introduction à la notion de Communs [En ligne] : http://lescommuns.org/
[20] Mario Blaser, Marisol de la Cadena. Introduction aux Incommuns. Anthropologica 59, 2017.
[21] Philippe Descola. Comment composer avec le monde « non-humain » ? France Culture, 3 janvier 2015 [En ligne] : https://www.franceculture.fr/emissions/la-conversation-scientifique/comment-composer-avec-le-monde-non-humain
[22] Madeleine Akrich, Bruno Latour, Michel Callon. Sociologie de la traduction. Textes fondateurs. Presse des Mines, 2006 [En ligne] : https://books.openedition.org/pressesmines/1201?lang=fr
[23] « faculté d’action d’un être ; sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer ». Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Agentivit%C3%A9
[24] Philippe Descola, Pierre Charbonnier. La composition des mondes. Flammarion, 2014. « Attentif à ce qu’il appelle “une écologie des relations”, [Philippe Descola] dépasse la séparation entre nature et culture pour identifier, au cœur des systèmes de relations existant entre humains et non-humains, quatre types d’ontologie possibles, c’est-à-dire quatre manières de construire un lien entre soi et autrui : le naturalisme, le totémisme, l’animisme et l’analogisme. » https://www.lesinrocks.com/2014/11/18/livres/philippe-descola-les-humains-11536171/
[25] Jonathan Metzger. The city is not a menschenpark. Rethinking the Tragedy of the Urban Commons beyond the human non-human divide. In Urban Commons: Rethinking the City. Routledge, 2015 [En ligne] : https://www.researchgate.net/publication/265693437_The_city_is_not_a_menschenpark_Rethinking_the_tragedy_of_the_Urban_commons_beyond_the_human_non-human_divide
[26] Elinor Ostrom. Governing The Commons. The Evolution of Institutions for Collective Action. Cambridge University Press, 1991.
[27] Jean-Marie Schaeffer. La fin de l’exception humaine. Gallimard, 2007.
[28] Relèvent notamment de cette « Thèse » des courants de pensée comme le cartésianisme, la philosophie critique, l’idéalisme allemand, la phénoménologie, les philosophies de l’existence, etc.
[29] Bruno Latour. Nous n’avons jamais été modernes. La Découverte, 1991.
[30] Arturo Escobar. Sentir-Penser avec la Terre. Seuil, 2018.
[31] Bruno Latour. Où atterrir ? Comment s’orienter en politique. La Découverte, 2017.
[32] Patrick Bresnihan. The More-Than-Human Commons : From Commons to Commoning. In Space, Power and the Commons: The Struggle for Alternative Futures. Routlege, 2015 [En ligne] : https://www.academia.edu/11778318/The_More-than-Human_Commons_From_Commons_to_Commoning
[33] Garret Hardin, Dominique Bourg. La tragédie des Communs. PUF, 2018.
[34] Elinor Ostrom. 8 design principles for successful Commons. In Patterns of Commoning, op. cit. [En ligne] : https://www.puf.com/content/La_trag%C3%A9die_des_communs
[35] Fabienne Orsi. Elinor Ostrom et les faisceaux de droits : l’ouverture d’un nouvel espace pour penser la propriété commune. Revue de la régulation, 14, 2013 [En ligne] : https://journals.openedition.org/regulation/10471
[36] Elinor Ostrom. Agir à plusieurs échelles pour faire face au changement climatique et d’autres problèmes d’action collective. Institut Veblen, octobre 2012 [En ligne] : https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/agir_contre_changement_climatique_ostrom2.pdf
[37] En ce sens, voir par exemple Olivier Weinstein. Comment comprendre les « communs » : Elinor Ostrom, la propriété et la nouvelle économie institutionnelle. Revue de la régulation, 14, 2013 [En ligne] : https://journals.openedition.org/regulation/10452
[38] Ferhat Taylan. Droits des peuples autochtones et communs environnementaux : le cas de la rivière Wanghanui en Nouvelle-Zélande. Responsabilité & Environnement, octobre 2018 [En ligne] : http://annales.com/re/2018/re92/2018-10-5.pdf
[39] a Mario Blaser, Marisol de la Cadena. Op. cit.
[40] Sentir-penser avec la Terre. Op. cit.
[41] Anna Lowenhaupt Tsing. Le champignon de la fin du monde. Survivre dans les ruines du capitalisme. La découverte, 2017.
[42] Guillaume Ledit. Pourquoi ce “champignon de la fin du monde” a beaucoup à nous apprendre. Usbek & Rica, 19 novembre 2017 [En ligne] : https://usbeketrica.com/article/champignon-fin-du-monde-capitalisme-futur-matsutake
[43] Dimitry Papadopoulos. Wordling Justice / Commoning Matter. OC.CA.SION. 2012 [En ligne] : https://arcade.stanford.edu/occasion/worlding-justicecommoning-matter
[44] Patrick Bresnihan. Transforming the fisheries. Neoliberalism, nature and the Commons. University of Nebraska Press, 2016.
[45] Wikipédia. Principe de symétrie : https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_de_sym%C3%A9trie « Il s’agit d’étudier comment les pratiques modernes distribuent propriétés naturelles et sociales afin de produire ce monde dans lequel humains et non-humains sommes tous engagés. La nature et la société ne sont pas des entités séparées et on doit décrire leurs actions avec le même langage. »
[46] La composition des mondes. Op.cit.
[47] Sentir-Penser avec la Terre. Op. cit.