D'Alain Juppé au président Juppé...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 4/01/2016
En général je tire les thèmes de mes billets de l'actualité et de l'effervescence médiatique autour d'elle puisque je ne peux pas me passer, depuis tant d'années et au quotidien, d'une lecture et d'une consultation assidues de journaux, d'hebdomadaires et de sites dont le pluralisme garantit au moins que je ne m'enferme pas dans une opinion toute faite. J'ai conscience aussi, à cause de cette démarche qui est une véritable drogue - mais on ne pense pas seul et le réel nous est livré, même filtré, par les journalistes - de contraindre ceux qui me lisent à se reporter à ce qui est mon terreau de l'instant.
J'éprouve le besoin de le préciser en ce début d'année 2016 parce que ce post, justement, va se fonder sur un très long entretien donné par Alain Juppé au Journal du Dimanche. Il sort de l'ordinaire d'abord parce que le questionnement de Dominique de Montvalon est fin et sans la moindre omission opportuniste et qu'il contraint donc le maire de Bordeaux à ne pas se réfugier derrière cette densité elliptique dont il raffole et qui nous en dit souvent beaucoup plus sur lui que sur son programme.
Pour la première fois, j'ai eu l'impression de lire des réponses qui se suffisaient à elles seules sans imposer une exégèse pour leur interprétation.
Alain Juppé a heureusement dominé sa nature et pris la peine de s'expliquer et d'expliquer.
Même si l'objet principal du dialogue se rapportait à la présentation de son deuxième livre-programme "Pour un Etat fort" et de "ses vingt propositions clés sur le régalien", le cours de l'entretien a conduit Alain Juppé à aborder d'autres sujets et, en définitive, à définir sa conception de l'Etat et la méthode avec laquelle il appréhenderait, notamment, les problématiques sociales, identitaires et judiciaires de notre pays.
Sans renier "l'identité heureuse" qui, n'en déplaise aux ignares et aux sectaires, "n'est pas un constat mais un objectif".
A bien prendre la mesure de ses solutions, on comprend que, pour lui, l'alternative ne doit plus être, même sur le régalien, entre un Etat fort ou un Etat faible mais être dépassée par l'urgence d'un Etat intelligent, tout d'équilibre et de raison. A partir d'une analyse approfondie du réel pour décider en connaissance de cause des interdictions non négociables et des compromis possibles, voire souhaitables. La notion très pragmatique, québécoise, des "accommodements raisonnables" exprime parfaitement sa philosophie qui apparemment fuit le laxisme autant que la bêtise.
Ce concept, selon lui, est opératoire et il en illustre le caractère pratique en traitant de l'Aide médicale de l'Etat (AME) qui a ses impératifs comme ses limites et en conciliant les racines chrétiennes de la France, sur un plan historique et culturel, avec son souci de la diversité qui rejette pourtant tout communautarisme. Il l'applique également à la déchéance de nationalité dont il ne surestime pas les effets mais qu'il voterait cependant à cause de son caractère symbolique justement.
Comme lui, je considère qu'elle est plus destinée à la France qu'à ses ennemis. Elle est une preuve de la volonté de notre pays de ne plus garder en son sein des adversaires qui le méprisent et jouent atrocement contre lui.
Je n'insisterais pas à ce point sur le processus qui serait celui d'Alain Juppé, empirique, aux antipodes de l'idéologie et du dogmatisme, s'il ne représentait pas le socle fondamental à partir duquel, demain, il aurait l'ambition de servir et de présider la France.
Cette limitation de la politique à une méthode et à une pratique est d'autant plus acceptable qu'on ne peut pas être bouleversé par la nouveauté de ses vingt propositions. Aucune n'est aberrante ou irresponsable, toutes mises ensemble seraient bénéfiques et sans doute créatrices d'une autorité régénérée mais on aurait pu attendre une idée choc, une intuition fulgurante, une avancée décisive. Rien de tel mais l'inscription de la pensée d'Alain Juppé et de ses desseins régaliens dans un espace à la fois convenu et plausible.
La déception fondamentale ne provient pas du caractère intrinsèque de ces mesures, toutes estimables, mais d'une morosité civique qui affecte Alain Juppé comme elle affectera le programme renouvelé de Nicolas Sarkozy ou celui, plus vigoureux et libéral, de François Fillon.
On sait bien dorénavant que ce qui s'élabore et se prépare en amont, dans les coulisses, dans les laboratoires de l'esprit et les groupes de réflexion trop consensuels, n'a pas la moindre importance.
Parce que seule comptera la personnalité du président. Réduira-t-il la voilure ou aura-t-il du courage politique ? Sera-t-il, durant son mandat, le Sarkozy intermittent et ayant peur de la rue, le Chirac fier de son immobilisme en laissant la France tranquille avec des généralités nobles qu'elle ne pouvait qu'approuver, le Pompidou sans snobisme et d'une efficacité industrielle certaine, le Mitterrand brillant, louvoyant, trop cultivé pour un pays qui espère des réformes mais s'y oppose quand elles surviennent ?
Ce n'est pas le projet qui fera le président. Mais le président qui fera le projet ou le défera.
Alain Juppé convaincant, lucide et prêt aujourd'hui sera-t-il le président Juppé à la hauteur de son programme ou faudra-t-il à nouveau laisser nos désillusions s'ajouter à la poussière de l'Histoire ?
Il y a encore loin de la coupe aux lèvres, d'Alain Juppé au président Juppé...