Le noir broie la culture française
Justice au singulier - philippe.bilger, 4/09/2012
Quand la culture française broie du noir : une excellente enquête du Figaro sur la dépression de notre littérature, notre cinéma et notre musique.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que notre culture a le blues. Toutefois, force est d'admettre que son cafard a augmenté ces derniers temps et que l'art français (on le définit comme tel avant qu'il l'ait démontré !) exige de ceux qui le goûtent un moral à toute épreuve.
Les causes de cette morosité - "réalisme social omniprésent, passions morbides, illusions perdues..." - sont diverses et je ne peux qu'approuver les avis de personnes infiniment plus cultivées que moi. Charles Dantzig souligne que "le populisme se sent fort" alors que Jean-Marie Rouart explique que "le réel écrase l'idéal" et que Pascal Thomas énonce "qu'il n'y a plus de place pour l'esprit français". Certes ! Mais n'y aurait-il pas à questionner aussi, de manière plus offensante, la valeur de nos créateurs auto-proclamés artistes ou encensés et les liens clientélistes qu'ils entretiennent avec ceux qui sont appelés à faire ou défaire leur réputation au sein d'un monde à la fois étroit et gonflé ?
Je ne crois pas que ce soit d'abord à cause de l'époque et d'une modernité mélancolique qu'auteurs et cinéastes s'acharnent à nous présenter des oeuvres à la palette sombre, crépusculaire, souvent ennuyeuses et imprégnées d'une grisaille qui, pour ressembler à la vie sous ses pires aspects, ne dégage rien d'autre qu'un réalisme plat et sans issue. Il y a évidemment et heureusement des exceptions et surgissent alors des livres et des films qui vous réconcilient avec vous-mêmes en offrant de magnifiques surprises. Mais la tendance est tout de même plutôt à l'incongru lugubre qu'à l'universel joyeux !
Parce que le noir, le pessimisme, la description de soi dans son pire état, l'exposition univoque et lassante d'une société présentée sous un jour désespérant, le choix de sujets qui se ressemblent tant ils ont pour vocation d'interdire le moindre élan et d'étouffer l'expression de tout sentiment ordinaire constituent le terreau exclusif et confortable à partir duquel la médiocrité, l'absence de talent et de style, la pauvreté de la vision et de la pensée peuvent se manifester sans rien risquer. Le noir se porte si bien aujourd'hui dans notre culture parce qu'il vient au secours de la stérilité et qu'il pallie les impuissances. N'importe quel faiseur, pour peu qu'il sache se tenir à une position obstinément mortifère et progressiste en diable, sans surtout se laisser aller à la moindre pincée d'optimisme, au moindre souffle d'air pur, a toute chance d'être promu et salué comme un phare fugace jusqu'à la prochaine imposture.
Loin de moi d'oublier que l'univers, la société, les êtres seraient traités sans vraisemblance ni force s'ils n'étaient que félicité, paix et douceur de vivre. Mais le génie rare et le talent véritable savent précisément dans leur invention mêler toutes les couleurs et aborder toutes les facettes de l'existence singulière ou collective. C'est grâce à cette plénitude que le spectateur ou le lecteur, malgré, parfois, le caractère apparemment déchirant d'une histoire et d'une fiction, se sent pourtant empli à la fin par une joie profonde qui tient à ce que l'art authentique, mêlant le rose et le noir, les lumières et les ombres, est d'abord source de vérité, d'humanité et donc d'universalité. Faute, pour beaucoup de créateurs français, d'avoir cette aptitude, cette intelligence et cette grâce, le noir occupe tout le terrain, la complexité est abolie et l'homme réduit. Qu'on songe une seconde à Shakespeare dont le théâtre de bruit, de fureur, de sang, d'ambition et de pouvoir ne nous dissimule pas un seul instant qu'il n'est qu'une part de la scène du monde.
Cette atonie misérabiliste et minimaliste n'est pas seulement une technique qui permet de dissimuler ses insuffisances, elle trouve malheureusement trop souvent des critiques qui applaudissent cette indigence et ce réel déchiqueté et sommaire. Généralement ils appartiennent aux médias distingués et élitistes. Ce n'est pas rien que de lire Le Monde enivré par Christine Angot ou de devoir supporter des dithyrambes que l'expérience du film ou du livre rend incompréhensibles.
Au fond, en résumant, on perçoit deux tendances lourdes de la critique française.
La première magnifie les oeuvres sociales, banalement progressistes, lourdes de sens, pétries de bonnes intention. On n'a pas toujours un Frédéric Beigbeder pour dénoncer, et avec quelle alacrité pertinente, la littérature d'un Olivier Adam par exemple auquel pourtant le prix Goncourt pourrait bien échoir (Figaro Magazine).
La seconde se rapporte à une veine plus futile qui semble être réservée à des femmes, toujours les mêmes, avec des éloges tellement systématiques et réguliers qu'il convient d'en rire plus que de se révolter. Je songe notamment à Nathalie Rheims, Christine Orban, Claire Castillon, Eliette Abecassis et Amanda Sthers : Le Figaro Madame s'en est fait une spécialité.
Le noir broie la culture française parce que la vraie vie est trop dure à décrire.
Et que le vrai talent est rare.
Je préfère terminer avec André Dussolier qui modestement en dit beaucoup : "Le pouvoir de l'art, c'est lorsque nos désirs, nos rêves rejoignent ceux des autres".