Révolutionnaire ! Et si la célèbre photo de Che Guevara était dans le domaine public ?
:: S.I.Lex :: - calimaq, 10/10/2013
Beaucoup considèrent qu’il s’agit de la photographie la plus célèbre de tous les temps : Guerrillero Heroico, le portrait de Che Guevara, réalisé en 1960 par le photographe cubain Alberto Korda, constitue sans doute une des icônes culturelles les plus marquantes – un mème avant les mèmes – illustrant la puissance de la viralité.
Mais cette oeuvre a aussi connu une destinée juridique particulièrement singulière. En effet, Alberto Korda ne toucha lui-même aucun droit d’auteur pour l’usage de sa photo, même lorsqu’après 1967 et la mort de Che Guevara, elle commença à être reprise frénétiquement partout dans le monde, puis détournée, surexploitée et déclinée à toutes les sauces, comme c’est le cas aujourd’hui. Ce n’est à la fin de sa vie, en 2000, qu’Alberto Korda agit en justice contre la marque Smirnoff pour s’opposer à l’utilisation de son oeuvre dans le cadre d’une campagne publicitaire pour de la vodka, estimant qu’il s’agissait d’une "atteinte au nom et à la mémoire du Che". Après sa mort en 2001, ses héritiers devinrent titulaires des droits sur la photo. Assez rapidement, ils se mirent à multiplier les procès, à tel point que certains estimèrent qu’ils étaient partis "en croisade" (10 décisions de justice depuis 2006). Au-delà des seuls usages publicitaires, ces ayants droit ont également attaqué des réutilisations à des fins commerciales (par des restaurants, des éditeurs, des clubs sportifs), voire même par des organisations à but non lucratif, comme Reporters Sans Frontières.
Or la juriste Joëlle Verbrugge, sur son blog Droit & Photographie où elle a consacré une série de billets à ces affaires depuis plusieurs années, a commenté cette semaine une nouvelle décision de justice, rendue en mars dernier par le TGI de Paris, dans laquelle les ayants droit de Korda attaquaient pour contrefaçon un fabricant de plaques émaillées et de magnets, vendant sur eBay ces objets à l’effigie du Che. Les juges dans cette affaire ont reconnu qu’il y avait à la fois violation du droit moral pour "dénaturation de l’oeuvre", mais aussi "atteinte portée aux droits patrimoniaux d’auteur", ce qui signifie que cette photo n’est pas à leurs yeux dans le domaine public, mais toujours protégée par le droit d’auteur.
Et c’est là que les choses deviennent fascinantes…
Hiatus juridique…
Car si vous allez sur l’article de Wikipédia consacré au Guerrillero Heroico, vous constaterez que la notice sur les droits attachées à l’image indique pourtant que l’oeuvre est dans le domaine public : "This file is in the public domain. The photo was used for the first time internationally in 1967. It is in the public domain by Decree Law no. 156, September 28, 1994, to amend part of Law no. 14 December 28, 1977, Copyright Act (Article 47) which states that the pictures fall into the public domain Worldwide, 25 years after its first use."
Les wikipédiens notent qu’un décret est intervenu en 1994 à Cuba, qui a fixé la durée des droits pour les photographies à 25 ans après la publication de l’image. La photo de Korda ayant été publiée pour la première fois à Cuba en 1961, elle serait donc dans le domaine public depuis 1987. Par ailleurs, ayant été publiée avant 1972, sans avoir fait l’objet d’un enregistrement aux États-Unis alors que c’était à l’époque requis, la photo est également dans le domaine public aux Etats-Unis.
Mais alors, comment expliquer ce hiatus ? Comment la photographie peut-elle être dans le domaine public à Cuba et dans le même temps, reconnue encore aujourd’hui comme protégée par le droit d’auteur par les juges français ? Car en matière de calcul de la durée des droits, c’est bien en principe la durée du "pays d’origine de l’oeuvre" (entendu comme pays où a eu lieu la première publication) qui s’applique, comme l’indique l’article L. 123-12 du Code de propriété intellectuelle :
Lorsque le pays d’origine de l’oeuvre, au sens de l’acte de Paris de la convention de Berne, est un pays tiers à la Communauté européenne et que l’auteur n’est pas un ressortissant d’un Etat membre de la Communauté, la durée de protection est celle accordée dans le pays d’origine de l’oeuvre sans que cette durée puisse excéder celle prévue à l’article L. 123-1.
Les contorsions des juges français
Pour comprendre la cause du problème, il faut se tourner vers un jugement rendu par le TGI de Paris en 2008, dans lequel les juges ont considéré que la photographie n’était pas dans le domaine public. L’affaire opposait la fille de Korda au Front national, qui avait détourné et réutilisé la photo du révolutionnaire dans une de ses affiches. Or parmi plusieurs moyens de défense, le Front national avait soulevé celui selon lequel la photographie était déjà dans le domaine public lorsque Cuba a finalement adhéré à la Convention de Berne en 1997.
Or les juges français écartent cette argumentation, sur la base du raisonnement suivant (accrochez-vous). Ils estiment en effet qu’une ancienne loi espagnole sur le droit d’auteur de 1879 était toujours en vigueur lorsque la photographie du Che a été prise par Korda en 1960. En effet, Cuba était à l’origine une colonie espagnole, cédée aux Etats-Unis en 1898 et reconnue indépendante en 1902. Mais la loi espagnole sur le droit d’auteur n’ayant pas été formellement abrogée, le TGI de Paris estime qu’elle était toujours valide en 1960 et elle prévoit une protection de 80 ans après la mort de l’auteur, ce qui signifie que Guerrillero Heroico ne rentrerait dans le domaine public qu’en… 2041 !
Mais ce n’est pas tout. Les juges notent bien qu’en 1977, une nouvelle loi sur le droit d’auteur a été mise en place à Cuba, qui instaure une protection de 50 ans après la mort de l’auteur en principe. Mais le TGI indique que la constitution cubaine énonce un principe général de non-rétroactivité des lois civiles. Une loi peut cependant déroger à ce principe, mais il faut qu’elle le prévoit explicitement, or ce n’est pas le cas pour la loi de 1977.
Les juges français en tirent la conclusion que la loi de 1977 ne vaut que pour l’avenir. Or c’est à celle-ci qu’est rattachée le décret de 1994 qui a instauré une durée de 25 ans seulement de protection pour les photographies. Dès lors, ils appliquent la vieille loi espagnole de 1879, avec ses 80 ans post mortem de protection et en déduisent que la photo de Korda est toujours protégée.
Résultat, si l’on s’en tient là, on serait fondé à penser que la notice de Wikipedia est fautive et qu’elle n’a pas fait une interprétation correcte du droit cubain. Mais la communauté des wikipédiens, contrairement à des idées trop souvent répandues, est particulièrement attentive aux questions de droits et elle comporte un fort niveau d’expertise sur ces sujets (comme j’avais essayé de le montrer ici). La photographie de Korda a d’ailleurs fait l’objet de plusieurs discussions et a même déjà été retirée, pour finalement être rétablie après décision de la communauté.
Un raisonnement aberrant
Si l’on réfléchit bien, on se rend compte en effet que le raisonnement suivi par le TGI de Paris est assez aberrant. En effet, les juges français sont allés déterrer une ancienne loi espagnole de 1879, pour l’appliquer à une photographie prise en 1960, dans un pays qui n’avait plus rien à voir avec l’ancienne colonie. Il est en effet notoire que le régime de Cuba rejetait le concept de propriété intellectuelle, comme étant un "concept bourgeois". Même sans avoir été formellement abrogée, la loi de 1879 n’avait tout simplement plus court au moment où cette photo a été réalisée et il est grossièrement abusif d’un point de vue historique de l’avoir retenue comme une norme applicable.
Ce n’est que plus tard, lorsque le régime de Cuba, en pleine déroute économique, eut besoin de faire venir des investisseurs étrangers, qu’il introduisit une loi sur le droit d’auteur, puis finalement adhéra à la Convention de Berne en 1997. Du point de vue de la cohérence, l’analyse faite par les Wikipédiens me paraît donc plus cohérente que celle des juges français.
Cette thèse est par ailleurs accréditée par un article "Copyrighting Che : Art and Authorship under Cuban Late Socialism" publiée en 2004 par la chercheuse Ariana Hernández-Reguant. Elle y explique que les allégations des héritiers de Korda sont en réalité plus que fragiles, car par exemple, le photographe était employé par un magazine d’Etat lorsqu’il a pris la photo et que cela peut jouer sur la titularité initiale des droits. Elle estime également que les droits sur cette photo ont bien expiré 25 ans après la publication comme le prévoit la législation actuelle.
N’oublions pas par ailleurs que la décision française n’est qu’un jugement rendu par une juridiction de premier degré et que la question de l’appartenance ou non de la photo du Che au domaine public n’a plus jamais été soulevée ensuite, même lorsque des affaires sont arrivées devant des juridictions supérieures.
Dès lors, je pense qu’il est tout à fait possible que les Wikipédiens aient raison et que la photographie la plus célèbre de tous les temps appartiennent au domaine public !
Hypocrisie du droit moral
Ceci étant dit, même en admettant cette thèse, tous les problèmes ne sont pas réglés. Car les héritiers de Korda attaquent souvent en faisant valoir le droit moral sur l’oeuvre, qui en France est perpétuel, c’est-à-dire qu’il dure même après l’expiration de la durée de protection des droits patrimoniaux, quand l’oeuvre est dans le domaine public. Les ayants droit de Korda pourraient donc continuer à multiplier les procès, même si l’interprétation retenue par Wikipédia était validée par les juges français.
Sans doute me direz-vous que ce n’est pas une mauvaise chose, notamment pour empêcher des réutilisations abusives, comme ce fut le cas avec l’affiche du Front national. Je n’en disconviendrai pas. Mais il y a eu d’autres actions en justice beaucoup plus contestables et surtout, beaucoup plus éloignées des volontés exprimées par Korda de son vivant. En 2011, l’affiche du film pornographique "Dirty Diaries" s’était ainsi inspirée de la photographie du Che. Ce film se revendiquait comme un manifeste féministe, destiné à "repenser la pornographie". Les descendants de Korda avaient attaqué en invoquant une "dénaturation de l’oeuvre" et en première instance, les juges les avaient débouté en considérant qu’il s’agissait d’une parodie, protégée par une exception au droit d’auteur. Mais en appel, la décision fut renversée et les juges refusèrent de faire prévaloir la liberté d’expression sur le droit d’auteur. On est là dans un cas beaucoup plus problématique que précédemment, où le droit d’auteur est utilisé à des fins qui frisent la censure.
Dans les commentaires du blog Droit & Photographie, on trouve pourtant des points de vues qui approuvent cet usage du droit moral. Mieux encore, Didier Vereeck fait un parallèle avec les licences libres :
Pourquoi une telle position est-elle dangereuse ? Eh bien parce que c’est celle des tenants des licences libres, qui voudraient à l’avance décider d’autoriser tous les usages, et s’interdire de revenir dessus.
Précisément, les licences libres sortent de la légalité sur ce point, car elles reviennent à limiter le droit moral, or rappelons qu’il est perpétuel, inaliénable et transmissible aux héritiers [...]
Sur le plan moral, on peut faire remarquer que l’héritier doit pouvoir gérer comme il lui semble le droit moral, y compris s’il profite de la situation, ou au contraire interdit tout par exaspération (vu l’exploitation commerciale). Certains estimeront que c’est une entrave à la liberté, j’estimerais pour ma part que c’est leur droit, et ça l’est en effet au plan littéral.
Che Guevara Trademark
Si on y réfléchit bien, Alberto Korda avait une position sur son oeuvre qui n’était pas si éloignée de l’application d’une licence libre : en principe, la réutilisation est possible, mais certaines interdictions sont maintenues, comme la dénaturation de l’oeuvre, dès lors que l’usage porte atteinte à la mémoire du Che. Les descendants de Korda ont manifestement été très au-delà de ce qui avait été exprimé par leur aïeul.
Pire, ils ont participé activement à la marchandisation de cette image et à sa dégénérescence progressive. C’est ce qu’explique très bien David Bollier, juriste travaillant sur la question des biens communs, dans cet article "Che Guevara, the trademark", où il soutient que la photo de Korda est aujourd’hui devenue une véritable marque de commerce, tout comme le logo de Coca-Cola et de MacDo. Or les descendants de Korda ont pris une part active à ce processus :
Korda died nine months later, however, and his daughter, Diana Diaz, eventually inherited Korda’s worldly treasures, including the rights to the Che image. Diaz began to aggressively enforce the copyright, and successfully sued Swiss t-shirt makers, Mexican burger chains and French perfume makers, according to the reporter Casey. (The Che image is protected under copyright, but its iconic status makes it tantamount to a trademark in commercial usage.)
Diaz also began to sell the rights to the Che image to foreign vendors of Che-themed merchandise. This resulted in new revenue streams to Diaz while relieving her of the burden of enforcing her copyright around the world. But it also drained the revolutionary meanings associated with the Che image. After all, how seriously can anyone take an image that is sold on millions of Zippo lighters, but is prohibited on posters protesting Cuba’s imprisonment of journalists. (Diaz shut down this use of the Che image by the nonprofit group, Reporters Without Frontiers.)
Alors que Korda lui-même n’avait jamais cherché à toucher de royalties et s’était opposé à des réutilisations commerciales qu’il estimait abusives, ses ayants droit ont cédé les droits à des marques pour faire profit de la photographie et attaqué des organisations à but non lucratif. Pire encore, le fils de l’épouse de Korda, ne se satisfaisant visiblement plus des seuls droits d’auteur, a carrément enregistré l’image comme marque de commerce européenne. Il est donc clair qu’on est très loin des beaux idéaux du droit moral, mais face à une démarche mercantile qui n’a plus rien à voir avec la volonté de Korda lui-même.
Dès lors, il aurait mieux valu pour Korda qu’il ait été en mesure de déposer son oeuvre sous licence libre. Car ainsi les libertés qu’il entendait donner au public pour la réutilisation de son oeuvre auraient été garanties, tout en lui permettant de poser des limites, selon le type de licence qu’il aurait retenu. L’histoire de la photo du Che rappelle ici furieusement celle de la nouvelle "L’homme qui plantait des arbres" de Giono, que l’auteur avait voulu laisser librement circuler, mais qui est repassée sous l’emprise complète du droit d’auteur après sa mort, par l’action d’intermédiaires qui ont trahi ses volontés.
Par ailleurs, comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, en matière de défense du droit moral d’une oeuvre, le public est parfois plus efficace que les ayants droit (et parfois même que l’auteur lui-même !) pour préserver l’intégrité des oeuvres. C’est un phénomène que l’on avait pu constater par exemple lorsque des affiches de mai 68, avaient été réutilisées lors de campagne publicitaire pour une chaîne de supermarchés.
***
Cette photo du Che, au destin déjà incroyable, soulève de profondes questions juridiques et au terme de cette analyse, il me plaît de penser qu’elle appartient au domaine public et que c’est là qu’elle est le mieux, quoi qu’en disent les juges français.
PS : en lisant la notice des droits de la photo sur Wikipédia, j’ai appris une autre chose, particulièrement explosive :
In 1994, the World Trade Organization (WTO) implemented the Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights Agreement (TRIPS), which allows the 150 WTO member countries to exclude photographs from the realm of protection provided for intellectual property.
Les accords TRIPS autoriseraient les états membres de l’OMPI à exclure les photographies complètement du champ de la protection du droit d’auteur, qui iraient ainsi rejoindre la cuisine ou la parfumerie au rang des activités créatives appartenant au Domaine Public Vivant.
Voilà qui constituerait pour le coup une vraie révolution ! Hasta siempre, Copyright ! ;-)
PPS : on accuse souvent les commonistes (défenseurs des biens communs, au rang desquels je me range volontiers) d’être en réalité des sortes de "communistes", avec tout ce que ce terme peut comporter de péjoratifs. Mais la loi sur le droit d’auteur cubaine montre bien la différence fondamentale qui existe entre le communisme et le commonisme. La loi cubaine prévoit que lorsqu’une oeuvre entre dans le domaine public, l’Etat peut décider de transférer le droit d’auteur à son profit et la protection devient alors perpétuelle :
Notwithstanding the conditions set above, the state of Cuba may decide to transfer to the state the copyright on works when the copyright term for the creator of it has expired, as set by the 48º article of Cuban Copyright law. Such works would not be free of copyright, and may be deleted at any time.
De mon point de vue de "commoniste", attaché aux biens communs de la connaissance, un tel régime constitue une véritable monstruosité, car en effet, une fois que l’oeuvre a fini d’être soumise à un système de propriété privée, elle passe sous le contrôle de l’État, qui la fait sienne comme une propriété. Cette "collectivisation" constitue donc une négation absolue de l’idée même de domaine public et une enclosure d’origine publique.
Là où le communiste défend l’idée que tout doit appartenir à l’Etat, le commoniste souhaite que la connaissance appartienne à tous (et donc à personne). C’est profondément différent.
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