Plutôt Crevel !
Justice au singulier - philippe.bilger, 5/06/2014
Il a suffi d'un beau texte dans Le Figaro littéraire sur René Crevel, "dandy suicidé à 35 ans", pour que ma fascination envers ces désespérés de la mort, et non par la mort, me saisisse à nouveau.
Non que j'aie la moindre inclination pour ces appétences sombres, ces désastres irréversibles - tant l'analyse passionnante du crépusculaire m'a détourné de la réalité de celui-ci -, mais j'ai toujours ressenti face au suicide de qui que ce soit, illustre ou non, l'impression d'être confronté au mystère de tous les mystères, à un mystère suprême, aux milles portes ouvertes sur je ne sais quel inconnu, quel délitement, quel détachement de soi.
On a beau se répéter, pour se convaincre du bonheur d'être vivant et de persévérer coûte que coûte dans son être, que le suicide révèle une terrifiante faiblesse et non pas un courage conscient de soi, qu'il est illusoire de chercher à en trouver les motifs, qu'il est équivoque, insondable et absurde, pourtant il y a dans ce moment où un homme, une femme, au comble de la dépossession de soi-même, décide de se supprimer, une provocation qui nous interpelle, un malheur qui nous sollicite, à peine encore une vie qui nous murmure qu'elle va partir.
Comment s'empêcher de fouiller dans ce déchirement ultime pour en trouver la clé, pour déchiffrer son message et mettre une cohérence de l'extérieur dans un bouleversement intime qui n'a aucun compte à nous rendre ?
L'épouvantable solitude, l'impérieux pouvoir de ceux qui, s'enfermant dans le royaume d'une inéluctable mélancolie, se détruisent, se jugent, se sanctionnent et disent adieu au monde dans le silence ou avec un écrit. Celui-ci, tel un dernier acte d'humaine bienveillance, pour nous signifier le chemin à emprunter pour que nous ne soyons pas égarés par et dans l'incompréhensible.
Peut-être ai-je tort avec cette tendance qui éprouve le besoin d'emplir le funèbre de noblesse et quasiment d'appréhender le suicide sur un mode épique - comme si une fin voulue pouvait être exaltante - alors que peut-être, tout simplement, chez certains rompus par l'existence et handicapés de la volonté, il y a l'épuisement de l'artisan de son destin qui n'en peut plus, la fatigue de l'humain qui estime avoir fait son temps, le refus du malade qui s'oppose à la ruine qui adviendra, la sagesse déplorable de l'être de plaisir fier d'être capable de mourir après avoir goûté de tout. Il n'y a pas que du romantisme, de la poésie mais de la prose et du quotidien dans ces instants où, face à soi, on se décrète inutile, remplaçable et en définitive pas assez aimé pour demeurer. Pour survivre. On se convainc qu'aucune main n'aurait été tendue.
C'est banal mais comme, devant de tels éclats de souffrance et d'abolition, on aurait rêvé d'être présent avec le geste qui secourt, le mot qui sauve et l'affection qui retient, comme on aurait aspiré à moins d'indifférence mais plus d'écoute, moins de certitude et plus d'empathie, moins de soi et plus d'autrui ! Tard, toujours trop tard, quand l'inlassable victoire de la vie s'est brisée sur cet irréfutable déni : je ne veux plus, je ne peux plus vivre.
René Crevel a laissé ce mot : "Prière de m'incinérer. Dégoût".
Mais dégoût de quoi, de qui ? De soi, des autres, d'être né pour mourir, de la solitude - "j'ai froid d'être seul" avait-il aussi écrit -, dégoût de ce qu'on a assumé, supporté, de ces illusions qui donnent le change, dégoût de cette comédie prise au sérieux et pas assez au tragique, dégoût à cause de ces profondeurs de soi qui ne se supportent plus à l'air libre ? Le dégoût de la trop saine, trop vulgaire envie de respirer et de durer ?
Tant de questions qui n'éclairent pas mais contraignent à une fraternité des vivants et du mort. Solidarité de l'ombre et de la lumière.
En tout cas le suicide est, sur le quai de sa destinée, une manière impitoyable de se dire adieu.