Affaire Lambert : « Quand les juges se prennent pour des médecins », ou la catastrophe annoncée
Actualités du droit - Gilles Devers, 24/06/2014
De la folie furieuse, que j’annonce ici dès le premier jour, c’est-à-dire dès la première ordonnance de référé du tribunal administratif de Chalons en Champagne du 11 janvier 2014 qui avait « suspendu la décision du Docteur Kariger ». C’était une révolution : un juge suspendait une décision médicale et devenait prescripteur de soins, dans une procédure où le patient étant absent. On passait d’un système à un autre : de l’engagement de responsabilité du médecin, au contrôle a priori sur les prescriptions du médecin. Je rappelle ici la règle qui seule permet de faire confiance aux médecins : ils sont compétents, et engagent leur responsabilité. La clé de tout est cet engagement de responsabilité.
Après les décisions iconoclastes du tribunal administratif de Chalons en Champagne, le Conseil d’Etat avait été saisi. Alors qu’il était radicalement incompétent, il a inventé une procédure de toute pièce, jouant au Législateur, et bafouant les principes du droit : le patient est absent du procès qui le concerne, le juge arbitrant entre les thèses des clans familiaux, et le secret professionnel était piétiné. On parle de l’affaire Lambert, un concitoyen qui est toujours vivant, mais il n’est plus le sujet, seulement l’objet, du procès qui le concerne.
Hier dans l’après-midi, le Conseil d’Etat a enfin validé la décision du Docteur Kariger, la procédure ayant ainsi laissé le patient exposé à huit mois d’acharnement thérapeutique, ce qui est horrible, … mais hier soir, la Cour Européenne des Droits de l’Homme, elle aussi encanaillée par la belle histoire médiatique, a en urgence suspendue la décision du Conseil d’Etat. Tous les avocats qui se fracassent sur l’indifférence de la CEDH pour prendre des mesures urgentes, par exemple pour faire bloquer l’expulsion d’étrangers exposés aux pires traitements, saurons se rappeler cette soudaine vigilance. Le double standard mine les juridictions, et la décision de la CEDH est d’autant plus aberrante que le processus de fin de vie de joue sur une longue période. La CEDH a réagi comme s’il s’agissait d’une condamnation à mort… Pauvres juges qui se prennent pour des médecins, alors qu’au regard de leurs connaissance, ils seraient éliminés au seuil de la première année d’étude.
Bref, ça débloque tous azimuts.
Le Monde (des innocents) est toujours là pour nous distraire : « C’était sans doute la décision médicale la plus attendue de ces dix-huit derniers mois ». Oki,… Si le Conseil d’Etat rend des décisions médicales, faut se barrer, les amis, ça devient chaud…
Un gentil professeur de droit, que j’ai connu plus avisé, explique que tout ceci est fort bien car le juge ne se substitue par au médecin mais contrôle juste la légalité de sa décision. L’argument ne vaut rien, car l’acte médical est indissociable de son rapport au droit. L’arrêt du Conseil d’Etat ne se limite pas à contrôle de légalité, mais procède à un examen complet de la décision du médecin, en se faisant aider de trois experts (qui ont examiné le dossier sans l’accord du patient, et qui méritent donc la correctionnelle).
C’est dire que le médecin est totalement dessaisi de sa relation avec le patient. C’est l’image terrible du Docteur Kariger se félicitant à 17 heures de pouvoir reprendre les soins, alors que trois heures plus tard, il allait se trouver à nouveau dessaisi, obligé de se retrouver ce matin devant un patient qui n’est plus le sien, pour lui prodiguer des soins qu’il réprouve, car relevant de l’acharnement thérapeutique. Sommé et condamné à être irresponsable, car médecin, il exécute la décision d’un juge.
Il faut bien comprendre que les décisions médicales sont faites de droit, de A à Z. Pour la fin de vie, il y a la loi Leonetti, mais c’est une illusion de faire croire que c’est là un cas spécifique, qui justifierait ce régime spécial. Le droit commence avec le préalable qu’est le recueil du consentement, pour tout acte, et le juge est aussi amené à qualifier en droit toute décision et tout acte médical, quand il statue dans le cadre de la responsabilité. C’est dire que le Conseil d’Etat, en inventant cette procédure, a ouvert la voie pour un contrôle a priori de toute décision médicale. Cela devrait alerter les médecins, mais toutes les instances restent inertes, le conseil de l’Ordre n’ayant pas eu un mot pour dénoncer les violations du secret médical. Tous arrêtent de penser devant le Conseil d’Etat. Cette abdication est désolante.
Heureusement, il nous reste le privé. Vous avez encore le droit d’être soigné par des médecins, sans immixtion des juges, en vous adressant au secteur privé, car la Cour de cassation n’est jamais entré dans cette logique destructrice. Merci la Cour de tenir le cap, et pour les cas graves, choisissez le privé : vous serez soignés par des médecins libres et responsables.