Le statut et la liberté d’expression des avocats, selon le Pape CEDH
Actualités du droit - Gilles Devers, 30/04/2015
Le statut spécifique des avocats, intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, leur fait occuper une position centrale dans l’administration de la justice. C’est à ce titre qu’ils jouent un rôle clé pour assurer la confiance du public dans l’action des tribunaux, dont la mission est fondamentale dans une démocratie et un État de droit (CEDH, Schöpfer c. Suisse, 20 mai 1998, §§ 29-30, Recueil 1998-III ; CEDH, Nikula c. Finlande, no 31611/96, § 45, CEDH 2002-II ; CEDH, Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, § 27, CEDH 2004-III ; CEDH, André et autre c. France, no 18603/03, § 42, 28 juillet 2008). Toutefois, pour croire en l’administration de la justice, le public doit également avoir confiance en la capacité des avocats à représenter effectivement les justiciables (CEDH, Kyprianou, n°73797/01, 15 décembre 2005, § 175).
Des obligations
De ce rôle particulier des avocats, professionnels indépendants, dans l’administration de la justice, découlent un certain nombre d’obligations, notamment dans leur conduite (CEDH, Van der Mussele c. Belgique, 23 novembre 1983, série A no 70 ; CEDH, Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 46, série A no 285-A ; CEDH, Steur c. Pays-Bas, no 39657/98, § 38, CEDH 2003‑XI ; CEDH, Veraart c. Pays-Bas, no 10807/04, § 51, 30 novembre 2006 ; CEDH, Coutant c. France (déc.), no 17155/03, 24 janvier 2008). Toutefois, s’ils sont certes soumis à des restrictions concernant leur comportement professionnel, qui doit être empreint de discrétion, d’honnêteté et de dignité, ils bénéficient également de droits et des privilèges exclusifs, qui peuvent varier d’une juridiction à l’autre, comme généralement une certaine latitude concernant les propos qu’ils tiennent devant les tribunaux (CEDH, Steur, précité)
Liberté d’expression
La liberté d’expression vaut aussi pour les avocats. Outre la substance des idées et des informations exprimées, elle englobe leur mode d’expression (CEDH, Foglia c Suisse, no 35865/04, § 85, 13 décembre 2007). Les avocats ont ainsi notamment le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, même si leur critique ne saurait franchir certaines limites (CEDH, Amihalachioaie, précité, §§ 27-28 ; CEDH, Foglia, précité, § 86 ; CEDH, Mor, précité, § 43). Ces dernières se retrouvent dans les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau (CEDH, Kyprianou, précité, § 173), à l’instar des dix principes essentiels énumérés par le CCBE pour les avocats européens, qu’il s’agisse notamment de « la dignité, l’honneur et la probité » ou de « la contribution à une bonne administration de la justice » (paragraphe 58 ci-dessus). De telles règles contribuent à protéger le pouvoir judiciaire des attaques gratuites et infondées qui pourraient n’être motivées que par une volonté ou une stratégie de déplacer le débat judiciaire sur le terrain strictement médiatique ou d’en découdre avec les magistrats en charge de l’affaire.
La question de la liberté d’expression est liée à l’indépendance de la profession d’avocat, cruciale pour un fonctionnement effectif de l’administration équitable de la justice (CEDH, Sialkowska c. Pologne, no 8932/05, § 111, 22 mars 2007). Ce n’est qu’exceptionnellement qu’une limite touchant la liberté d’expression de l’avocat de la défense – même au moyen d’une sanction pénale légère – peut passer pour nécessaire dans une société démocratique (CEDH, Nikula et Kyprianou, précités, respectivement §§ 55 et 174 ; CEDH, Mor, précité, § 44).
Il convient toutefois de distinguer selon que l’avocat s’exprime dans le prétoire ou en dehors de celui-ci.
- Faits d’audience
S’agissant tout d’abord des « faits d’audience », dès lors que la liberté d’expression de l’avocat peut soulever une question sous l’angle du droit de son client à un procès équitable, l’équité milite également en faveur d’un échange de vues libre, voire énergique, entre les parties (CEDH, Nikula, précité, § 49 ; CEDH, Steur, précité, § 37) et l’avocat a le devoir de « défendre avec zèle les intérêts de ses clients » (CEDH, Nikula, précité, § 54), ce qui le conduit parfois à s’interroger sur la nécessité de s’opposer ou non à l’attitude du tribunal ou de s’en plaindre (CEDH, Kyprianou, précité, § 175). De plus, la Cour tient compte du fait que les propos litigieux ne sortent pas de la salle d’audience. Par ailleurs, elle opère une distinction selon la personne visée, un procureur, qui est une « partie » au procès, devant « tolérer des critiques très larges de la part de l’avocat de la défense », même si certains termes sont déplacés, dès lors qu’elles ne portent pas sur ses qualités professionnelles ou autres en général (CEDH, Nikula, précité, §§ 51-52 ; CEDH, Foglia, précité, § 95 ; CEDH, Roland Dumas, précité, § 48).
- En dehors de l’audience
Concernant ensuite les propos tenus en dehors du prétoire, la Cour rappelle que la défense d’un client peut se poursuivre avec une apparition dans un journal télévisé ou une intervention dans la presse et, à cette occasion, avec une information du public sur des dysfonctionnements de nature à nuire à la bonne marche d’une instruction (CEDH, Mor, précité, § 59). À ce titre, la Cour estime qu’un avocat ne saurait être tenu responsable de tout ce qui figurait dans l’« interview » publiée, compte tenu du fait que c’est la presse qui a repris ses déclarations et que celui-ci a démenti par la suite ses propos (CEDH, Amihalachioaie, précité, § 37). Dans l’affaire Foglia précitée, elle a également considéré qu’il ne se justifiait pas d’attribuer à l’avocat la responsabilité des agissements des organes de presse (CEDH, Foglia, précité, § 97). De même, lorsqu’une affaire fait l’objet d’une couverture médiatique en raison de la gravité des faits et des personnes susceptibles d’être mises en cause, on ne peut sanctionner pour violation du secret de l’instruction un avocat qui s’est contenté de faire des déclarations personnelles sur des informations déjà connues des journalistes et que ces derniers s’apprêtent à diffuser avec ou sans de tels commentaires. Pour autant, l’avocat n’est pas déchargé de son devoir de prudence à l’égard du secret de l’instruction en cours lorsqu’il s’exprime publiquement (CEDH, Mor, précité, §§ 55 et 56).
Il reste que les avocats ne peuvent tenir des propos d’une gravité dépassant le commentaire admissible sans solide base factuelle (CEDH, Karpetas, précité, § 78 ; CEDH, A c. Finlande (déc.), no 44998/98, 8 janvier 2004) ou proférer des injures (CEDH, Coutant (déc.), précitée). Au regard des circonstances de l’affaire Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, un ton non pas injurieux mais acerbe, voire sarcastique, visant des magistrats, a été jugé compatible avec l’article 10 (CEDH, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précitée, § 48). La Cour apprécie les propos dans leur contexte général, notamment pour savoir s’ils peuvent passer pour trompeurs ou comme une attaque gratuite (CEDH, Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 73, 17 juillet 2007 ; CEDH, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité, § 51) et pour s’assurer que les expressions utilisées en l’espèce présentent un lien suffisamment étroit avec les faits de l’espèce (CEDH, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 86, CEDH 2001‑VIII, ; CEDH, Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa, précité).