Guillaume Agnelet : « Le secret tue plus que la vérité »
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 9/04/2014
Jusqu'où va la recherche de la vérité judiciaire ? Jusqu’à quel degré de violence psychique peut-elle légitimement descendre ?
Comment ne pas se poser ces questions en assistant, mercredi 9 avril au matin, à l'audience la plus déchirante qu'il nous a été donné de vivre ? Car ce qui se jouait là n'était pas seulement la confrontation de témoins comme il en existe chaque jour dans cet univers toujours tendu, violent, de la cour d'assises. C'était bien autre chose, l'explosion en direct et en public d'une famille et de ses secrets. Rien ne peut dépasser l'intensité d'un tel moment.
Voilà la mère, Anne Litas, entendue en visio-conférence depuis la salle d'un tribunal dans le sud-ouest de la France. Elle sait depuis deux jours que son fils aîné Guillaume accuse son père d'être le meurtrier d'Agnès Le Roux. Que cette conviction qu'il a exprimée devant la cour repose, notamment, sur des confidences qu'il dit avoir reçues de sa mère.
Le président Philippe Dary lui rappelle publiquement cette scène, décrite par Guillaume Agnelet, selon lequel elle lui aurait confié : "C'est bien ton père qui a tué Agnès", avant de lui raconter comment les choses se seraient passées. Le voyage en Italie, à la Toussaint 1977, la nuit passée dans un coin de campagne reculé, Agnès tuée pendant son sommeil d'une balle dans la tête, son corps dénudé abandonné dans les sous-bois, sa voiture garée avec les clés sur le contact dans une gare à la frontière franco-italienne et le retour à Nice de Maurice Agnelet en train.
- Qu'avez-vous à dire sur tout cela, Madame ?
- Je le conteste formellement. Et je trouve cela complètement irréaliste, rocambolesque.
- Pourquoi ?
- Parce que je n'ai jamais prononcé ces phrases.
- Pensez-vous qu'il a tout inventé ?
- Je le pense.
- Vous êtes sa mère. Pourquoi votre fils ressent-il, selon vous, le besoin de dire tout cela aujourd'hui ?
- Je suis complètement démunie devant ces déclarations. Cet enfant est en grande souffrance. Nous n'avons pas de liens très étroits. Ces derniers temps, il ne veut plus me parler. Je pense qu'il a besoin de prouver qu'il rejette toute sa famille. Il a été comme nous tous en dépression... Le seul moyen pour lui de supprimer sa souffrance, c'est de supprimer sa famille. Il met tout le monde dans le même sac, le père, la mère, le frère.
De son fils, elle dresse alors le portrait d'un garçon fragile, proche de la folie, avec des "accès de violence". Un jour, dit-elle, il a levé la main sur elle mais sans aller jusqu'à la frapper. Une autre fois, il a lancé violemment une tasse de café qui s'est brisée contre le mur. Elle évoque encore un enfant qui a eu une place difficile dans la fratrie, entre un aîné brillant, mort à 22 ans et un cadet fragile dont elle s'est beaucoup occupé, insiste sur la distance qui s'est instituée entre eux.
Le président la coupe brutalement.
- Madame, je découvre que vous avez un papier sous les yeux ! Que vous lisez quelque chose. Je souhaite que votre témoignage soit spontané.
A l'huissière qui assiste à l'échange, il demande de retirer ses notes à Anne Litas et reprend son interrogatoire. Sa voix est devenue plus dure. Il évoque les deux autres témoignages qui, dans le dossier, font également état de confidences qu'elle aurait faites sur la culpabilité de Maurice Agnelet. Puis il rappelle que Guillaume Agnelet a soutenu son père tout au long de la procédure, jusqu'au deuxième procès, celui d'Aix-en-Provence, qui l'avait condamné à 20 ans de prison. Et il repose la question.
- Qu'est-ce qui, selon vous, a pu le conduire à se rendre spontanément devant la justice pour tenir ces propos ? Pour quelles raisons affronte t-il ce qui va forcément être une déflagration pour lui ?
Anne Litas s'en tient à ce qu'elle a dit. Elle ne "comprend pas " son fils. Elle insiste à nouveau sur sa fragilité, sur sa souffrance, elle parle d'elle, de la vie "épouvantable" qui a été la sienne.
Le président intervient à nouveau.
- Vous mesurez, Madame, l'importance de ces débats, à ce stade du procès devant la cour d'assises ? Si vous avez quelque chose à dire, c'est maintenant.
Anne Litas se tait.
- Madame l'huissier, faites entrer Guillaume Agnelet.
La salle se fige.
Guillaume Agnelet entre dans une salle pleine à craquer. Face à lui, la cour. A droite du prétoire, son père entre deux gardes. Et derrière la cour, sur l'écran géant, le visage de sa mère. Un moment pareil ne se raconte pas. Il pétrifie.
Le président lui demande s'il confirme tout ce qu'il a dit sur procès-verbal dimanche, puis lundi devant la cour, lors de son audition par visio-conférence.
La voix de Guillaume Agnelet ne tremble pas.
- Oui, je le confirme. Mais je veux dire d'abord que je ne viens pas faire la guerre à ma mère, ni à mon frère. Je ne fais la guerre à personne. Je viens ici pour retranscrire ce qui est en moi depuis près de trente ans maintenant.
- Pourquoi maintenant ?
- Le dilemme était plus que cornélien. Je savais les conséquences que ça pouvait avoir. Ce dilemme ne s'est résolu pour moi qu'au pied, du pied, du pied, du pied du mur. Je l'ai ressenti, comment vous dire ça, dans mon corps. J'ai senti que si je ne le faisais pas là, je le regretterais toujours.
- Que répondez-vous à ceux qui, comme votre mère, disent qu'à un moment, vous étiez proche de la folie ?
Guillaume Agnelet hausse les épaules.
- Je m'y attendais.
- Votre mère a dit que vous aviez eu des accès de violence contre elle.
- C'est vrai. C'était dans les années où je disais à ma famille : "Mais atterrissez ! atterrissez ! On ne peut pas continuer comme ça !' Où je leur demandais de ne pas faire comme si les choses qu'ils m'avaient dites n'existaient pas. Alors oui, je bousculais ma mère. J'avais besoin de parler. Je la harcelais de questions.
Et il raconte de la même voix calme, cette scène.
- J'étais venu la voir dans la maison de Cantaron, à Nice. La discussion s'engage avec ma mère. 'Tu m'as bien dit qu'il était coupable ? Elle me répond : Ce n'est pas parce que je te l'ai dit qu'il l'est. - Mais tu me l'as dit ! Tu m'as dit qu'il l'avait tuée ! Et là, elle m'a répondu : 'Tu n'en as pas la preuve.' Alors j'ai pris la tasse de café, je l'ai lancée et elle a explosé.
- Comment réagissez-vous au fait que votre mère dément vous avoir fait des confidences ?
- Chacun se protège comme il peut.
Le président évoque les deux autres déclarations qu'il a faites sur des propos tenus, cette fois par Maurice Agnelet. La première fois, lors d'un séjour à Paris où son père lui aurait confié, après avoir examiné son dossier d'instruction : "Tant qu'ils ne retrouvent pas le corps, je suis tranquille. Et moi, le corps, je sais où il est".
La seconde, qu'il situe à l'aéroport de Genève, où il était allé chercher son père avec son frère Thomas. L'affaire Le Roux venait d'être relancée par les déclarations de la deuxième épouse de Maurice Agnelet, Françoise Lausseure, affirmant qu'elle avait donné un faux alibi à son amant de l'époque pour le weekend de la Toussaint 1977. Maurice Agnelet aurait alors répété que tant que le corps n'était pas retrouvé, il ne risquait rien.
La conversation, selon Guillaume, aurait alors roulé sur la vitesse de décomposition des corps. Profitant d'un moment où son cadet s'était absenté, Guillaume aurait lancé à son père : "Je ne sais pas si Thomas est au courant comme moi je le suis. Mais j'espère que tu te rends compte que tu es en train d'avouer le meurtre d'Agnès". Maurice Agnelet aurait alors répondu : "Thomas est intelligent, il a déjà compris."
- Je confirme, dit Guillaume Agnelet.
Le président se tourne vers le box.
- Maurice Agnelet, levez-vous.
Guillaume s'est tourné lui aussi. Il fixe son père qui le fixe à son tour. Le président intervient et lui demande de regarder la cour.
- Qu'avez-vous à dire ?
Maurice Agnelet dément à nouveau les propos qui lui sont prêtés.
- Je partage l'avis de sa mère. Ce garçon est en souffrance.
Le président :
- La question est de savoir pourquoi il est en souffrance.
Maurice Agnelet rit. Murmure des phrases incompréhensibles. "Il a voulu rencontrer le pape ! Oui, oui, le Pape ! Il avait un langage de compassion, tout ça, il disait des choses..." Il rit encore. Même qu'il m'a boxé ! il m'a boxé !" crie-t-il soudain.
Guillaume Agnelet s'approche du micro.
- Je confirme, je l'ai boxé.
Et il raconte une scène, qu'il situe juste après l'acquittement de son père, en 2006 à Nice, et alors qu'il vient d'apprendre que le parquet faisait appel de cette décision. Le père et le fils partagent alors la même maison, à Chambéry.
- Il allait falloir tout recommencer. Se remettre en mode défense, reprendre le combat. J'étais accablé, je me suis senti proche du suicide. Alors, j'ai dit à Maurice : 'Là, j'ai besoin de temps. Barre-toi de la maison pendant quinze jours. J'ai besoin de réfléchir'. Il a refusé. Il m'a dit qu'ici, il avait sa ligne Internet.
La voix de Guillaume Agnelet se brise.
- Sa ligne Internet ! Ma vie comparée à une ligne Internet ! Alors, oui, je l'ai boxé.
La parole est à Me Hervé Temime, qui défend la famille Le Roux.
- Est-ce qu'aujourd'hui vous brisez un secret de famille ?
- Oui. J'ai cru qu'avec le temps, ils atterriraient. Et que l'on pourrait se retrouver un jour comme des anciens combattants pour parler de la guerre. Mais pas pour la nier. La vérité pouvait être un ciment pour les combattants. Elle ne l'a pas été. Et le secret tue plus que la vérité.
Le président annonce alors :
- Faîtes entrer Thomas Agnelet.
D'un bond, Me Hervé Temime se précipite vers son confrère de la défense, Me François Saint-Pierre et échange quelques mots avec lui. Il revient à sa place. Et d'une voix blême, il exprime à cet instant ce que chacun ressent. Le trop plein. Les limites qui sont franchies entre les nécessités de la recherche de la vérité qui relève du procès et l'explosion en directe et en public d'une famille, avec l'affrontement annoncé de ces deux frères face à leur mère et sous le regard de leur père.
- Je vous demande, après en avoir parlé à mon confère de la défense, de renoncer à cette confrontation entre Thomas et Guillaume Agnelet. Je ne crois plus qu'elle soit nécessaire. Chacun pèsera, en conscience, les déclarations qui ont été faites et fera sa conviction.
L'audience est suspendue quinze minutes. A la reprise, le président de la cour maintient sa demande de confrontation. Les deux frères, venus de deux salles différentes, et séparés par des gardes, entrent dans la salle. Thomas devant, Guillaume derrière.
Interrogé sur la scène de Genève, Thomas Agnelet a une étrange formule.
- Je ne m'en souviens pas. Pour moi, ça n'a pas existé.
Guillaume Agnelet s'avance à son tour à la barre.
- Il ne s'en souvient pas. Tant mieux pour lui. J'aimerais être à sa place.
Il répète :
- Je ne suis pas venu pour faire la guerre. Ces informations, je n'ai jamais demandé à ce qu'elles arrivent jusqu'à moi. Le fait de les retransmettre aujourd'hui, ici, je sais que c'est important pour la famille d'Agnès Le Roux. J'espère qu'elles leur permettront de faire le deuil.
Sur l'écran, apparaît toujours le visage immobile d'Anne Litas. Le président lui demande si elle a quelque chose à ajouter.
Un murmure dans le micro :
- Non, non.
Quelques heures plus tard, en pleine audience, on apprenait que Guillaume Agnelet venait de recevoir un mail de sa mère : "Tu vas pouvoir dormir tranquille avec la mort de ta mère sur la conscience". En début de soirée, Anne Litas était chez des amis, qui ont refusé de donner leur adresse au parquet. "Elle se repose", ont-ils fait savoir.