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Le nazisme dans tous ses états

Justice au Singulier - philippe.bilger, 1/04/2015

Le nazisme dans tous ses états. Il me semble qu'à force d'en user, sur un mode léger et polémique ou tragique et virtuellement accablant, on le banalise. On lui fait perdre sa spécificité inouïe en l'actualisant au-delà de toute mesure. Contre le bon sens et la vérité.

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Il y a le nazisme futile comme il y a le nazisme obsessionnel. Une chaîne qui va de Jean Roucas aux époux Klarsfeld.

Le 29 mars en effet, le chansonnier Jean Roucas, soutien actif du Front national, a tweeté : "Les méthodes du PS contre les candidats FN : incendies, menaces de mort, agressions. Valls et ses SA en action. Heil Hollande".

Jacques Mailhot, le directeur du Théâtre des 2 Ânes, a immédiatement réagi en se séparant de Jean Roucas qui, selon lui, "a dépassé les bornes... Le théâtre ne peut cautionner de tels propos infamants pour la République et ses représentants" (Le Parisien).

Jean Roucas ne sera défendu par personne et, moi aussi, je le blâme.

Je ne méconnais pas que Gilbert Collard, qui sera son avocat et lui a apporté son soutien, n'a pas tort quand il déclare qu'un humoriste de gauche peut tout se permettre mais que Roucas, d'extrême droite, est immédiatement stigmatisé.

Cette évidence ne doit pas faire oublier - quoi qu'on pense de l'exclusion décrétée par Jacques Mailhot - que le nazisme ne peut pas être un terrain de jeu dans lequel le verbe irresponsable et libre aurait le droit de s'ébattre. Il y a des comparaisons qui sont des provocations inutiles et des absurdités intellectuelles et politiques. Des références honteuses pour celui qui en use.

Jean Roucas s'est fait plaisir en tweetant de la sorte mais l'écart est trop grand, trop indécent entre son constat peut-être légitime et les conséquences odieuses qu'il en tire à l'encontre du président et du Premier ministre. J'entends bien que mon appréciation sera discutée par certains au nom de la liberté d'expression (Boulevard Voltaire) et je suis conscient que rien n'est simple. Il me semble toutefois que j'ai de quoi nourrir une argumentation pour refuser le nazisme désinvolte et futile et critiquer qui s'y abandonne.

Tout le monde n'a pas en l'occurrence le génie de Roberto Benigni.

Beate et Serge Klarsfeld, qui bénéficient d'une promotion intense à l'occasion de la parution de leurs mémoires, ont développé à la fois une analyse réaliste et une dénonciation fantasmée, idéologique et historique. La première, dans son pessimisme, n'est pas dénuée de fondement mais la seconde est outrancière et, je le crois, fausse. Comme s'il fallait, pour le FN, ajouter à tout coup à la prévision, de l'élucubration.

Quand les Klarsfeld soulignent que "Marine Le Pen a fait des progrès au niveau des voix et la situation est toujours inquiétante même s'il y a peu de conseillers départementaux... elle est presque assurée d'avoir 25% aux régionales, une élection à la proportionnelle", ils ne se trompent pas. Ils restent sur le terrain politique et se contentent d'exprimer une inquiétude que beaucoup peuvent partager.

Mais leur point de vue bascule dans l'extravagant quand ils évoquent, pour le FN, un "fascisme à la française" (Europe 1).

Alors qu'on fait remarquer en effet à Serge Klarsfeld que la présidente du FN obtenait "librement" ses voix, il réplique que "le parti nazi les a eues aussi librement... Le FN est-il vraiment comparable ? Ce ne sont pas les mêmes excès... mais le FN est porteur d'un fascisme à la française, de changer la mémoire de ce qui s'est passé pendant la guerre... Marine Le Pen n'a pas rompu avec son père".

On est toujours gêné d'opposer son modeste point de vue à la parole d'un couple respecté dont le combat consistant à traquer sans trêve ni repos les criminels nazis a suscité admiration et adhésion inconditionnelle. Qui est-on pour oser une telle contradiction ?

Pourtant, ce n'est pas offenser les Klarsfeld que de dénier qu'ils aient raison sur tout et que leur mémoire douloureuse et pugnace les conduise forcément vers la vérité.

Par exemple, le concept de "fascisme à la française" a été contesté par une majorité d'historiens. Comment peut-on continuer à prétendre, quoi qu'on pense du fond du FN, que Marine Le Pen "n'a pas rompu avec son père" alors que, l'affection mise à part, la fille, sur les plans politique et historique, est aux antipodes de lui ?

Cela ne signifie pas que son programme n'est pas dangereux mais au moins il convient d'accepter la réalité d'une contradiction forte entre eux. Marine Le Pen a toujours été irréprochable, comme Roger Cukierman a eu le courage de le déclarer, au regard de la Seconde Guerre mondiale, de l'Occupation, du racisme et de l'antisémitisme. Elle s'est contentée de répudier les délires ou les nostalgies délétères de son père. Ce n'est pas rien et démontre que "changer la mémoire de ce qui s'est passé pendant la guerre" n'est absolument pas sa passion trouble et équivoque.

Au-delà de ces appréciations discutables, je vois, dans cette référence inlassable au nazisme pour élucider un présent sans lien avec lui, dans ce nazisme obsessionnel, une menace constante pour la liberté d'expression. On aspire à coincer celle-ci entre l'horreur absolue et singulière de la Shoah et un avenir qui sans cesse rendrait plausible son retour.

Ce qui, en définitive, obérerait toute possibilité d'une pensée, d'une parole et d'un écrit seulement critiques osant se frayer un chemin, aujourd'hui, entre les monstruosités de l'Holocauste et un futur détaché à perpétuité de ce passé funèbre et criminel.

Le nazisme dans tous ses états. Il me semble qu'à force d'en user, sur un mode léger et polémique ou tragique et virtuellement accablant, on le banalise. On lui fait perdre sa spécificité inouïe en l'actualisant au-delà de toute mesure.

Contre le bon sens et la vérité.


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