Justice : le faible a-t-il forcément raison ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 21/03/2020
En matière judiciaire, le faible a-t-il forcément raison face au fort, le dominé face au dominant ?
J'admets le caractère un zeste provocateur de cette interrogation dont j'estime pourtant qu'elle est encore d'actualité même si la fameuse harangue d'Oswald Baudot, infiniment caricaturale et dangereuse puisqu'elle avait poussé au paroxysme cette dérive approuvant par exemple le voleur contre le propriétaire, date de 1974.
Il me semble utile, au cours de cette période de confinement, de sortir du coronavirus pour s'attacher à des problématiques passionnantes et qui m'ont conduit, durant ma vie judiciaire, à contester des pratiques délibérément politisées.
Je n'aurais cependant pas sauté le pas si je n'avais lu un portrait d'Etienne Rigal (ER), magistrat réputé dans le droit du surendettement, et l'un des protagonistes du livre d'Emmanuel Carrère "D'autres vies que la mienne" (Le Point).
En effet ER, questionné par Marc Leplongeon, soulignait n'avoir jamais répudié sentiments et émotions dans son approche professionnelle et le journaliste s'en étonnait à cause de l'obligation pour la magistrature de respecter "un mur de neutralité".
Le point de vue d'ER est cependant tout à fait admissible. En effet, de même que l'objectivité froide et déconnectée de soi du journaliste est impossible mais qu'on se doit seulement d'exiger de lui une honnêteté scrupuleuse, il me semble qu'il serait illusoire - et d'ailleurs préjudiciable - de contraindre le magistrat à chasser sa subjectivité dans ce qu'elle a de plus sensible et de plus personnel.
A une double condition.
Que d'une part elle n'occupe pas toute la place et que la rationalité, l'analyse juridique et la finesse intellectuelle soient prépondérantes, s'enrichissant de ce qu'on pourrait qualifier de registre du coeur adjuvant de celui, essentiel, de l'esprit.
Que d'autre part, et surtout, l'univers des émotions ne soit pas unilatéral, favorisant un camp plutôt que l'autre, une cause au détriment de celle qui la contredit. Si le sentiment n'a pas vocation à s'extérioriser de manière pluraliste, à laisser sa chance à chacun, il se dégrade en supplétif d'une idéologie, de préjugés et d'une volonté anticipée de prendre un parti - en général, toujours le même, celui de l'apparente faiblesse contre la force ostensible, du dominé désarmé contre l'insupportable dominant.
Car naturellement, si on ne demeure pas vigilant pour s'en tenir à un équilibre et à une équité de l'humeur, la tendance la plus immédiate, la plus confortablement humaniste, vous entraîne vers les premiers plus que vers les seconds. Par exemple, pour aller dans la caricature, imaginons Bernard Arnault aux côtés d'un démuni : le coeur n'hésitera pas.
Encore moins, si avant même de trancher, le terreau a été constitué et la construction édifiée. S'il va de soi que la justice au fond n'est qu'une lutte inégale entre riches et pauvres, entre d'insupportables privilégiés toujours coupables et des victimes de la société, entre les machines à broyer que seraient les entreprises ou les institutions et, de l'autre côté, des fragilités à ménager, des laissés-pour-compte à consoler et des justes par état à célébrer.
Le faible n'a pas forcément raison et le fort peut n'avoir pas tort.
Même s'il est adhérent du Syndicat de la magistrature, ER est aux antipodes de cette vision scandaleusement manichéenne. Mais j'ai toujours perçu, dans son offensive contre les organismes de crédit et leurs dérives possibles sublimée par Emmanuel Carrère, cette pétition de principe qu'il y avait nécessairement quelque chose de suspect et de malhonnête de leur part et que donc il ne convenait pas de leur rendre justice: celle-ci n'était méritée que pour les consommateurs et les débiteurs abusés face aux méchants créanciers et à leurs manoeuvres évidemment de mauvaise foi.
Cela n'a jamais été ma conception du droit et de la Justice même si je n'ai jamais eu à m'affronter à ces spécialités civiles et commerciales. Il n'empêche. S'il est une définition de ce très beau métier de magistrat à laquelle j'ai toujours tenu, c'est celle qui le constitue comme un maître du singulier et un artisan de l'unique.
Pour peu que les émotions et les sentiments soient hémiplégiques, ils ne représentent plus une richesse mais une injustice de plus. Il faut infiniment de courage judiciaire pour résister à l'implacable crédit qu'on octroie à ce qui paraît diminué, démuni, à l'incroyable et dangereuse force de la faiblesse.