Affaire du Carlton : « Le tribunal n’est pas le gardien de l’ordre moral »
Chroniques judiciaires - Pascale Robert-Diard, 2/02/2015
Illustrations : François Boucq pour Le Monde
Si l'on juge un président à la façon qu'il a de prendre la main au premier jour d'une audience à hauts risques, alors Bernard Lemaire a réussi l'épreuve d'entrée. En dix minutes, lundi 2 février, le président du tribunal correctionnel de Lille, qui va juger l'affaire du Carlton, a fixé un cadre, un viatique, à ces trois semaines de débats : la décence, le respect mutuel et le droit.
La décence, c'est ce qui manque le plus à une affaire dans laquelle les pratiques sexuelles des prévenus, et tout particulièrement du plus célèbre d'entre eux, Dominique Strauss-Kahn, occupent l'essentiel de l'ordonnance de renvoi devant le tribunal. « La sexualité a été longuement abordée. Les déclarations des jeunes femmes entendues pendant l'enquête font état de multiples détails ou d'anecdotes », a relevé Bernard Lemaire, en soulignant que chacun — juge, enquêteurs de police et prévenus — y était allé de sa définition de la prostitution, de l'escort ou du libertinage ou de ce que devait être une « sexualité normale ».
Dans ces méandres, le président ne compte pas s'avancer à son tour. « Le tribunal, a-t-il déclaré, n'est pas le gardien de l'ordre moral, il est celui du droit et de sa bonne application. Il n'entend donc pas revenir sur ces détails, ces anecdotes, mais évoquer les faits pour les évaluer uniquement sous l'angle de la qualification pénale de proxénétisme aggravé », reprochée aux quatorze prévenus.
Avec la même fermeté courtoise, il a dressé en quelques phrases l'architecture d'un dossier et de ses « cercles ». Au cœur, il a placé René Kojfer, l'ex-chargé de la communication des deux hôtels, le Carlton et les Tours, dans lesquels avaient lieu des rencontres tarifées entre des prostituées et un certain nombre de notables de Lille. « Lui, il connaît tout le monde. Il s'est même vanté d'être plus connu à Lille que Pierre Mauroy ! », a relevé le président. Cercles d'amitié d'abord, notamment celle qui lie René Kojfer à Dominique Alderweireld, dit « Dodo la Saumure », qui se fréquentent depuis quarante-cinq ans. Qui lie aussi depuis vingt-cinq ans René Kojfer à David Roquet, l'ex-directeur d’une filiale du groupe de BTP Eiffage et organisateur des rencontres avec Dominique Strauss-Kahn.
Cercles de la franc-maçonnerie ensuite, dont sont membres six des treize personnes poursuivies et à propos de laquelle le président a tenu à citer cette phrase de l'un des prévenus : « La franc-maçonnerie n'est pas une bande organisée. »
A cet instant, Bernard Lemaire s'est tourné vers Dominique Strauss-Kahn et l'a appelé à la barre. D'un pas lent, l'ex-directeur du Fonds monétaire international s'est avancé en reboutonnant sa veste.
— Connaissez-vous René Kojfer et Dominique Alderweireld ?
— Je les ai vus pour la première fois aujourd'hui.
— Etes-vous allé dans les établissements de Dominique Alderweireld ? [des clubs et des maisons de rendez-vous en Belgique]
— Jamais.
— Avez-vous fréquenté le Carlton?
— Jamais.
— L'hôtel des Tours?
— Pas plus.
— Vous pouvez vous asseoir.
Le président a alors repris la parole pour un dernier avertissement. « Ce dossier s'est embrasé dès le début », a-t-il observé, en rappelant le « contexte extraordinaire » dans lequel il avait été instruit, quelques mois après la chute, à New York, du directeur du FMI, qui était alors aussi le potentiel candidat socialiste à l'élection présidentielle.
« Le tribunal voudrait le juger de la manière la plus ordinaire qui soit. La durée des débats doit permettre à chacun d'entre vous de s'exprimer ou de ne pas s'exprimer, car c'est aussi un droit. Ce que je souhaiterais, c'est que chacun veille au droit de l'autre à s'exprimer librement, même s'il a des intérêts divergents. Je vous demande de respecter ce grand et beau principe de la liberté d'expression. »
Un président démineur pour un dossier miné, on ne pouvait espérer mieux à l'aube de ces trois semaines de procès.