Simone Weil est d'ailleurs
Justice au singulier - philippe.bilger, 9/08/2013
On me pardonnera de mêler le titre d'une chanson de Pierre Bachelet à ce modeste tribut à Simone Weil mais il me semble qu'il exprime le mieux ce que j'ai ressenti à la lecture d'un superbe texte sur elle, dans Marianne, par Bruno Deniel-Laurent.
Simone Weil, qui a été de ce monde comme nous, est pourtant d'ailleurs, tant sa destinée physique, politique, sociale et métaphysique la place à des années lumière de son prochain qu'elle a aimé de toutes ses forces, surtout quand il était faible, fragile et démuni.
Et qu'il appartenait à cette catégorie exploitée de "ceux dont la machine dispose" contre les privilégiés "disposant de la machine - capitalistes ou bureaucratie soviétique".
J'aime les quotidiens et les hebdomadaires des vacances, à la fois vides et passionnants. On y raconte des vies exceptionnelles, on relate des morts bouleversantes, on évoque quelques amours singulières et certains couples mythiques. C'est l'extraordinaire qui prend la relève des banalités dont nous nous nourrissons dix mois sur douze et qui nous sont offertes par la plupart des médias comme si elles constituaient un trésor.
C'est à cause de cette atonie estivale que Simone Weil surgit en pleine lumière, sans pesanteur mais par la grâce d'un journaliste inspiré qui vient jeter dans notre monde tiède la fulgurance d'une pensée, d'un sacrifice et d'un héroïsme hors du commun. Une flamme qui ne peut pas nous réchauffer mais seulement nous brûler.
J'ose à peine l'écrire mais cette Simone Weil qui est d'ailleurs, si elle est admirable par certains côtés, ne m'est pas sympathique.
Trop lointaine, trop intense, trop exemplaire, trop accordée avec une esthétique de la souffrance et une obsession de la solidarité, trop dure avec elle-même, héroïne ascétique et combattante dans une représentation où, sans vanité, elle se donnait le beau rôle - c'est-à-dire le mauvais, celui de l'intellectuelle acharnée à se faire oublier, aspirant à une compassion active et presque indécente à force de mimétisme à l'égard de la condition ouvrière et du salariat -, elle n'a jamais permis cette familiarité de l'esprit, du coeur et du corps qui suscite le lien et rend plausibles le modèle et l'envie de lui ressembler.
Mais je n'aurais pas l'impudence de traiter avec une subjectivité aussi désinvolte cette femme morte à 34 ans d'une défaillance cardiaque après une existence faite d'épreuves qu'elle s'est imposées, "marxiste, puis catholique et mystique, ouvrière à la chaîne et engagée dans la guerre d'Espagne".
Simone Weil qui, paraît-il, s'était imprégnée de l'éthique de Chesterton : "Toute pensée qui ne devient parole est une mauvaise pensée, toute parole qui ne devient acte est une mauvaise parole, tout acte qui ne devient fruit est une mauvaise action.
Surtout, si Simone Weil est bien résumée, pour cet article profond, par cet en-tête : "Se battre toujours. Même contre soi", comment ne pas percevoir qu'outre la lutte elle-même, la leçon qu'elle donne enseigne l'absolue nécessité du combat contre soi-même, cet affrontement que par paresse ou par vanité on refuse ou on diffère ? Avec une grande immodestie, je retrouve là l'un des fondements de la parole authentique que j'essaie de transmettre et qui tient à l'obligation, à un certain moment, de savoir penser contre soi.
Cette lutte contre soi, comme dans le monde politique, judiciaire et culturel, dans l'univers médiatique on l'estime inutile, superfétatoire, négligeable, une perte de temps et d'énergie ! A vrai dire, on n'y songe même pas, engoncé qu'on est dans ses certitudes, au chaud dans ses convictions et préférant la routine de dialogues sans surprise au dialogue dangereux et inventif avec soi qui pourrait faire surgir, qui sait?, une pensée neuve, un étonnement créateur ou une révision déchirante. La où trop souvent nous nous contentons d'une guerre de positions, nous mettrions le feu et le mouvement en nous choisissant comme meilleur ennemi.
Simone Weil est d'ailleurs, mais brassé par des mains humaines, son parcours d'étoile souffrante et engagée nous parle, nous murmure quelque chose.
Gardez-moi dans vos songes, moi et ce que je fus.