La torture, de père en fille ?
Justice au Singulier - philippe.bilger, 10/12/2014
Je me souviens.
J'ai été affecté au Parquet de Paris, à la 4ème section chargée de la presse et des libertés publiques, de 1984 à 1989.
A quinze jours d'intervalle, en 1987 je crois, j'ai été ministère public dans deux instances que Jean-Marie Le Pen avait engagées contre Le Canard enchaîné puis contre Libération devant la 17ème chambre correctionnelle, prestigieuse juridiction spécialisée en matière de presse.
Alors que le président du Front National avait manifesté son intention de se présenter à l'élection présidentielle de 1988, les deux publications l'avaient mis en cause parce qu'il aurait torturé en Algérie et, en tout cas, approuvé le recours à la torture pour arracher des aveux à des militants FLN arrêtés par l'armée française. Ces "terroristes" devaient parler à toute force.
Les débats furent passionnants et excités. Jean-Marie Le Pen a nié les accusations d'avoir lui-même torturé mais a soutenu le point de vue, selon lui réaliste, consistant à justifier la torture pour un seul si elle permettait de sauver cent innocents.
Après d'interminables péripéties procédurales - moi-même j'avais requis la condamnation de l'hebdomadaire et la relaxe du quotidien - jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme, il me semble que Jean-Marie Le Pen a gagné, en définitive, sur les deux plans.
Marine Le Pen, à son tour, a déclaré qu'il peut parfois être "utile de faire parler sous la torture(...)comme dans les affaires terroristes, notamment quand il y a un risque d'attentat" en défendant, par son propos, "les méthodes peu orthodoxes de la CIA" (BFMTV) - c'est un euphémisme - pour lesquelles l'ONU exclut toute impunité et dont les répercussions internationales, pour l'image de l'Amérique, sont dévastatrices.
Sur Twitter, de peur d'être mal comprise et "dénonçant une interprétation malveillante", Marine Le Pen a précisé qu'elle n'approuvait pas "l'usage de la torture" (Le Monde).
J'exclus de ce débat ceux pour lesquels le problème ne se pose pas et qui jugent ignoble même le fait d'aborder ce sujet. L'éthique pure et nue, quelles que soient les circonstances : on ne touche jamais autrui.
Je suis tout à fait conscient de la pertinence des discours abstraits des moralistes et j'approuve leur crainte devant des pratiques, et donc leur refus de celles-ci, qui déshonoreraient la cause noble et légitime au nom de laquelle elles seraient mises en oeuvre. Des moyens inhumains dégraderaient la fin, aussi respectable qu'elle soit.
Il n'empêche qu'il me paraît trop confortable, dans cet immense hiatus qui sépare l'analyse tranquille, en quelque sorte en chambre, et la dure loi d'un réel éprouvant, traumatisant, de décréter péremptoirement qu'on ne succombera jamais à la tentation, pour sauver des vies, d'en torturer une autre.
Pour ma part, si le destin m'avait placé devant cette alternative atroce - demeurer digne mais en sacrifiant peut-être l'efficacité de la lutte ou m'abandonner au pire mais en épargnant ainsi des vivants -, j'espère que j'aurais su choisir, contre vents et marées, contre l'autorité même qui m'aurait ordonné la seconde branche, la première.
Mais je n'en suis pas sûr.
Dans la multitude qui, assise dans son fauteuil, dénonce la froide affirmation de Marine Le Pen, combien seraient prêts, dans l'intensité épouvantable d'un combat à gagner coûte que coûte, à être farouchement du côté d'Antigone au lieu de pencher vers Créon ?
Il ne serait pas honnête d'omettre d'occulter l'avertissement de certaines personnalités infiniment respectées - par exemple John McCain aux Etats-Unis - pour lesquelles la torture serait inefficace au regard même des justifications qu'elle prétend se donner.
Dans ces discussions stimulantes que les familles connaissent et où la liberté des esprits est totale - trop vite qualifiées de "café du commerce" -, ce thème de la torture, au regard d'un terrorisme et de massacres de plus en plus présents, par internet et l'information, dans nos espaces privés, revient souvent et il est clair que l'affectation de paraître toujours impeccable en public cède alors devant la complexité des situations dramatiques concrètes, débattues sans honte.
On peut désapprouver Marine Le Pen comme hier le pragmatisme violent de son père, mais qui peut, de bonne foi, avoir le front de se voiler la face en affirmant que, pour ceux qui nous protègent en France et dans le monde, il s'agirait d'une scandaleuse interrogation ?
Quand le réel est sale, est-il si facile de ne pas se salir ?