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Suicide en prison : Condamnation sévère de la France par la CEDH

Actualités du droit - Gilles Devers, 19/07/2012

Et encore un arrêt de la CEDH condamnant la France pour traitement...

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Et encore un arrêt de la CEDH condamnant la France pour traitement inhumain… en ajoutant la violation du droit à la vie. L’arrêt Ketreb (19 juillet 2012, n° 38447/09) donne une idée très crue de ce qu’on appelle la vie carcérale. Les faits datent de 1999, et la famille, après 13 années de portes fermées et de galères procédurales, obtient gain de cause devant la CEDH.

L’arrêt de la CEDH est très explicatif – 55 pages – et vous trouverez ci-dessous le lien. La Cour argumente beaucoup et un juge a publié un très intéressant avis dissident. Il faut s’y référer pour comprendre le raisonnement de la Cour et son appréciation. Je ne procède ici qu’à un résumé de résumé.... l’occasion de rappeler les bases de la jurisprudence de la CEDH applicables dans ces circonstances.  

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Les faits

Le 10 juin 1998,  Kamel Ketreb a été incarcéré en juin 1998, à La Santé, pour violences avec arme sur sa concubine. Le 16 mars 1999, il écopera de cinq ans d’emprisonnement, c’était donc une affaire grave.

Etant polytoxicomane, il a consulté une psychiatre du service médico-psychologique régional (SMPR), et rencontra cette psychiatre par la suite une à deux fois par mois.

En juillet 1998, sont mis en place des entretiens réguliers avec un psychiatre. En janvier 2009, les troubles de comportement sont manifestes, et le psychiatre note un risque de passage à l’acte.

Le 20 mai 1999, il passe en commission de discipline pour avoir blessé un codétenu avec un verre cassé, insulté deux responsables pénitentiaires et constitué un stock de médicaments. Tarif : 15 jours de mitard, le cellule disciplinaire.

Le jour de sa mise en cellule disciplinaire, il parvient à briser un carreau en plexiglas, et on le change de cellule. Là, il descelle partiellement la table de béton, brise les sanitaires et projette plusieurs morceaux de béton contre la fenêtre.

Le même jour, il brise la vitre de la porte de la cabine du parloir durant la visite d’une de ses sœurs, se blessant à l’avant-bras et à la main. Après cet incident, il est examiné par un médecin de l’Unité de consultation et des soins déambulatoires (UCSA) qui lui administre un anxiolytique.

Le 24 mai 1999, le surveillant qui effectue la ronde horaire entre 20 h et 20 h 20 indique avoir vu le détenu debout au milieu de sa cellule. A 21 h 15 le même surveillant le trouve pendu à une grille du sas de sa cellule à l’aide d’une ceinture en tissu tressé munie d’une boucle métallique d’attache. Le personnel médical de la prison et le SAMU tentèrent vainement de le ranimer.

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1/ Sur le droit à la vie

En droit

Au titre de l’article 2, l’Etat est astreint non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et irrégulière, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction. La Cour a pour tâche de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, l’Etat a pris toutes les mesures requises pour empêcher que la vie du détenu ne soit inutilement mise en danger (L.C.B., 9 juin 1998, Recueil 1998-III, p. 1403)

L’article 2 peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Osman, 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII ; Tanribilir, n° 21422/93 ; 16 novembre 2000,  Keenan, n° 27229/95).

Cependant, il faut interpréter cette obligation de manière à ne pas imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, sans perdre de vue les difficultés qu’ont les forces de l’ordre à exercer leurs fonctions dans les sociétés contemporaines, l’imprévisibilité du comportement humain et les choix opérationnels à faire en matière de priorités et de ressources. Dès lors, toute menace présumée contre la vie n’oblige pas les autorités, au regard de la Convention, à prendre des mesures concrètes pour en prévenir la réalisation (Taïs, n° 39922/03, 1er juin 2006).

Les détenus sont en situation de vulnérabilité et les autorités ont le devoir de les protéger (Younger, n° 57420/00, Troubnikov, n°49790/99, 5 juillet 2005). De même, les autorités pénitentiaires doivent s’acquitter de leurs tâches de manière compatible avec les droits et libertés de l’individu concerné. Des mesures et précautions générales peuvent être prises afin de diminuer les risques d’automutilation sans empiéter sur l’autonomie individuelle. Quant à savoir s’il faut prendre des mesures plus strictes à l’égard d’un détenu et s’il est raisonnable de les appliquer, cela dépend des circonstances de l’affaire (Keenan,Younger, Troubnikov et Renolde).

Enfin, il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur particulière vulnérabilité (Aerts, 30 juillet 1998, Recueil 1998-V ; Rivière c. France, n° 33834/03, § 63, 11 juillet 2006).

Application à l’affaire

Le comportement de Kamel Ketreb permettait tant aux autorités pénitentiaires qu’au personnel médical de constater son état critique, que le placement en quartier disciplinaire n’a fait qu’aggraver. Cela aurait dû conduire les autorités à anticiper une attitude suicidaire, déjà mentionnée los d’un séjour en quartier disciplinaire quelques mois auparavant, notamment en alertant les services psychiatriques. Les autorités n’ont pas davantage mis en place des mesures spéciales, telles une surveillance appropriée ou encore une fouille régulière qui aurait permis de trouver la ceinture avec laquelle il s’est suicidé. 

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2/ Traitement inhumain

En droit

Pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques et mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime (Kudła [GC], n° 30210/96 : Gelfmann, n° 25875/03, 14 décembre 2004)

Tout prisonnier a droit à des conditions de détention conformes à la dignité humaine, de manière à assurer que les modalités d’exécution des mesures prises ne soumettent pas l’intéressé à une détresse ou à une épreuve d’une intensité qui excède le niveau inévitable de souffrance inhérent à la détention. Outre la santé du prisonnier, c’est son bien-être qui doit être assuré de manière adéquate eu égard aux exigences pratiques de l’emprisonnement (Kudła). En particulier, pour apprécier si le traitement ou la sanction concernés étaient incompatibles avec les exigences de l’article 3, il faut, dans le cas des malades mentaux, tenir compte de leur vulnérabilité et de leur incapacité, dans certains cas, à se plaindre de manière cohérente ou à se plaindre tout court des effets d’un traitement donné sur leur personne (Aerts ; Keenan ; Renolde).

Le traitement infligé à un malade mental peut se trouver incompatible avec les normes imposées par l’article 3 s’agissant de la protection de la dignité humaine, même si cette personne n’est pas en mesure, ou pas capable, d’indiquer des effets néfastes précis (Keenan ; Reinold ).

Par ailleurs, le Comité européen de prévention contre la torture (CPT) a récemment souligné que, compte tenu des effets potentiels très dommageables de l’isolement, le principe de proportionnalité exige qu’il soit utilisé à titre de sanction disciplinaire seulement dans des cas exceptionnels, en tout dernier recours et pour la période de temps la plus brève possible. Le CPT considère que cette durée maximale ne devrait pas excéder quatorze jours pour une infraction donnée, et devrait de préférence être plus courte. Il a également souligné que le personnel de santé devait fournir aux détenus placés en isolement une assistance et une prise en charge médicales promptes, telles que nécessaires, et devait rendre compte au directeur de la prison dès lors que la santé d’un détenu est gravement mise en danger du fait de son placement à l’isolement.

En fait

Si pour les experts, Kamel Ketreb ne souffrait pas d’un trouble mental chronique ou de troubles psychotiques aigus, ses antécédents suicidaires, son état psychique diagnostiqué par les médecins comme « borderline » ainsi que son comportement d’une extrême violence requéraient de la part des autorités une vigilance toute particulière et, à tout le moins, une consultation avec son psychiatre avant son placement en quartier disciplinaire et un suivi adapté durant son séjour.

La Cour considère que le placement en cellule disciplinaire pendant quinze jours n’était pas compatible avec le niveau de traitement exigé à l’égard d’une personne atteinte de tels troubles mentaux. Partant, il y a eu violation de l’article 3.


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