Leurs Communs numériques ne sont (toujours) pas les nôtres !
– S.I.Lex – - calimaq, 12/04/2020
En 2017, j’ai déjà écrit un billet intitulé : « Les biens communs d’Emmanuel Macron ne sont pas les nôtres !« . Quelques mois après son accession à la fonction présidentielle, Macron s’était en effet essayé à glisser régulièrement des allusions aux « biens communs » dans ses discours, notamment au sujet de sa stratégie en matière de numérique. Mais il le faisait en donnant à cette expression un sens très différent de celui employé par les militants des Communs numériques et j’avais éprouvé alors le besoin de rappeler quelques fondamentaux…
Depuis, les tentatives de récupération politique des Communs se sont multipliées, à tel point que le Commons Washing semble en passe de devenir un nouveau sport national. Au cours de la campagne des municipales, par exemple, une multitude de listes « Par-ci en commun » ou « Par-là en commun » sont apparues en s’essayant, avec plus ou moins d’habileté (et/ou de cynisme), à cette pratique du recyclage opportuniste.
Mais cette semaine, je suis tombé par hasard sur un usage particulièrement osé du terme de « Commun numérique » qui mériterait sans doute un Commons Washing Award, si une telle anti-distinction existait (une idée d’ailleurs à garder de côté…).
Les Communs numériques, selon Sibeth NDiaye
L’ineffable Sibeth NDiaye, la porte-parole du gouvernement bien connue pour ses sorties explosives, était l’invitée jeudi du « 8h30 » de FranceInfo et elle a passé en revue un certain nombre de sujets liés à la crise du coronavirus. Parmi ceux-ci figurait la question de StopCovid, l’application de traçage numérique (backtracking) envisagée en ce moment par le gouvernement comme un des moyens d’accompagner le déconfinement, en soulevant au passage un débat houleux sur les atteintes potentielles aux libertés et les conséquences sociales d’un tel dispositif.
Voyez ici l’enregistrement, à partir de 17’20, et je retranscris ses propos à la suite :
Question du journaliste : Un mot sur le traçage des malades : quelles sont les limites que vous fixez à cette stratégie en terme de respect des libertés ? (…) Ces applications existent déjà, je pense notamment à celle utilisée à Singapour (…) qui prévoit non pas de stocker les données de géolocalisation contenues dans les téléphones, mais sur la base du volontariat, d’enregistrer dans son propre appareil, les identifiants des personnes que l’ont a croisées pendant plusieurs semaines et, si on a été en contact avec un malade de recevoir une alerte. Est-ce que ce système vous semble réalisable en France ?
Réponse : C’est effectivement un principe similaire auquel nous pensons, en tenant compte de ce que sont les piliers de la protection des données, dans le cadre européen, mais aussi de la protection des libertés publiques. L’application que nous envisageons ne peut être proposée que sur la base du volontariat et d’une anonymisation des données et de leur conservation temporaire, le temps que cela utile au suivi épidémiologique (…).
Cette application peut constituer un appui, mais aujourd’hui nous n’avons pas le recul suffisant pour savoir avec certitude si elle sera utile d’un point de vue sanitaire. On se met donc en situation de pouvoir chercher, y compris avec des partenaires européens, l’Allemagne, la Suisse ; que ce soit un code ouvert, ce qu’on appelle l’Open Source, qui permettra à chacun de vérifier que ce qui est fait dans l’application est bien réalisé dans l’application, qui permettra aussi d’avoir un Commun numérique, c’est-à-dire que c’est une application qui pourrait être disponible de manière gratuite dans tous les pays qui souhaiteraient l’utiliser.
J’aimerais beaucoup savoir par quels détours la notion de « Communs numériques » est arrivée jusque dans la bouche de Sibeth NDiaye, qui a bien pu lui souffler de l’utiliser dans un tel contexte et quelle réunion sur les « éléments de langage » a pu accoucher de l’idée qu’il était pertinent de présenter cette application de backtracking comme un Commun… Il est vrai que l’équation simpliste « Open Source = Communs » est déjà fort en vogue dans certains cercles qui s’occupent du numérique au niveau de l’État et on a déjà pu voir ce type de réductionnisme sévir à propos d’autres sujets (voir, par exemple, la saga édifiante du Pass Culture, qui devait lui aussi être « formidable-parce-qu’en-Open-Source », et qui a terminé d’une manière particulièrement navrante, à mille lieux de ce que peut être un Commun).
StopCovid, un Commun numérique ? Vraiment ?
Entendons-nous bien : je ne suis pas en train de critiquer le fait que l’État envisage de développer cette appli en Open Source. C’est même le minimum minimorum à attendre d’un outil qui soulève par ailleurs de lourdes craintes quant à ses répercussions potentielles pour la vie privée et les libertés. Notons d’ailleurs que l’État ne devrait en retirer aucun mérite, car depuis 2016 et la loi République Numérique TOUS les logiciels développés par les administrations devraient être diffusés par défaut en Open Source. Sauf que cette obligation légale est encore très largement ignorée – ou bafouée sciemment – et les administrations continuent donc à choisir ce qu’elles ouvrent ou ce qu’elles ferment, ruinant la capacité de l’Open Source à contribuer au contrôle citoyen de l’action de l’État.
Ce que je conteste, c’est qu’il suffise de diffuser un logiciel en Open Source pour que l’on puisse en parler comme d’un « Commun numérique » et on s’en rend rapidement compte en lisant quelques uns des papiers parus ces derniers jours à propos de StopCovid. Allez lire notamment la déclaration de l’OLN (Observatoire des Libertés et du Numérique, regroupant la Ligue des Droits de l’Homme, le Syndicat de la Magistrature, le Syndicat des Avocats, La Quadrature du Net, etc.) : « La crise sanitaire ne justifie pas d’imposer des technologies de surveillance » :
Concernant les applications de suivi des contacts, elle sont présentées comme peu dangereuses pour la confidentialité des données personnelles puisqu’il y aurait peu de collecte de données, mais essentiellement des connexions par Bluetooth d’un téléphone à un autre. C’est oublier que la notion de consentement libre, au cœur des règles de la protection des données, est incompatible avec la pression patronale ou sociale qui pourrait exister avec une telle application, éventuellement imposée pour continuer de travailler ou pour accéder à certains lieux publics. Ou que l’activation de ce moyen de connexion présente un risque de piratage du téléphone. Il est par ailleurs bien évident que l’efficacité de cette méthode dépend du nombre d’installations (volontaires) par les personnes, à condition bien sûr que le plus grand nombre ait été dépisté. Si pour être efficaces ces applications devaient être rendues obligatoires, « le gouvernement devrait légiférer » selon la présidente de la CNIL. Mais on imagine mal un débat parlementaire sérieux dans la période, un décret ferait bien l’affaire ! Et qui descendra manifester dans la rue pour protester ?
Des débats sans fin ont lieu actuellement pour savoir s’il est possible de produire une application respectant les principes du « Privacy By Design », en utilisant la technologie bluetooth qui évite d’avoir à stocker des données de manière centralisée. C’est un point important, mais j’ai tendance à penser qu’il ne constitue pas le coeur du problème. Hubert Guillaud a parfaitement montré dans un papier paru cette semaine que même une application parfaitement respectueuse de la vie privée soulèverait encore des difficultés redoutables :
L’application — pourtant “privacy by design” — n’est pas encore déployée que déjà on nous prépare aux glissements, autoritaires ou contraints ! Le risque bien sûr est de passer d’un contrôle des attestations à un contrôle de l’application ! Un élargissement continu de la pratique du contrôle par la police qui a tendance à élargir les dérives… Ou, pour le dire avec la force d’Alain Damasio : “faire de la médecine un travail de police”.
Le risque enfin c’est bien sûr de faire évoluer l’application par décrets et modification successive du code… pour finir par lui faire afficher qui a contaminé qui et quand, qui serait le meilleur moyen d’enterrer définitivement nos libertés publiques !
Le risque du glissement, c’est de croire qu’en lançant StopCovid nous pourrons toujours l’améliorer. C’est de croire, comme toujours avec le numérique, qu’il suffit de plus de données pour avoir un meilleur outil. C’est de continuer à croire en la surenchère technologique, sans qu’elle ne produise d’effets autres que la fin des libertés publiques, juste parce que c’est la seule solution qui semble rationnelle et qui s’offre à nous !
Le risque, finalement est de continuer à croire que l’analyse de mauvaises données fera pour moins cher ce que seule la science peut faire : mais avec du temps et de l’argent. Le risque, c’est de croire, comme d’habitude que le numérique permet de faire la même chose pour moins cher, d’être un soin palliatif de la médecine. On sait où cette politique de baisse des coûts nous a menés en matière de masques, de lits et de tests. Doit-on encore continuer ?
Le risque c’est de croire qu’une application peut faire le travail d’un médecin, d’un humain : diagnostiquer, traiter, enquêter, apaiser… Soigner et prendre soin. Le risque c’est de rendre disponible des informations de santé de quelque nature qu’elles soient en dehors du circuit de santé et de soin !
Il ne peut dès lors être question de parler de « Commun numérique » à propos du délire techno-solutionniste que constitue cette application, parce qu’elle s’attaque aux principes mêmes qui permettent à tous les Communs d’exister. Elinor Ostrom affirmait qu’aucun Commun ne peut émerger sans s’enraciner dans deux éléments capitaux : la confiance et la réciprocité. En nous transformant potentiellement tous en agents de police sanitaire, cette application constituerait une étape supplémentaire vers cette « société de la défiance » généralisée, qu’Emmanuel Macron a déjà appelée de ses voeux en employant les termes plus lisses de « société de vigilance« .
J’ai beaucoup aimé dans cet esprit la tribune publiée par Arthur Messaud, juriste à la Quadrature du Net, intitulée « Devenir des robots pour échapper au virus« . Il montre bien les risques de déshumanisation liés au déploiement massif de technologies de surveillance auquel nous sommes en train d’assister à la faveur de cette crise, en soulignant en contrepoint le rôle majeur que devrait continuer à jouer la confiance :
Les enjeux de santé publique exigent de maintenir la confiance de la population, que celle-ci continue d’interagir activement avec les services de santé pour se soigner et partager des informations sur la propagation du virus. Les technologies de surveillance, telle que l’application envisagée par le gouvernement, risquent de rompre cette confiance, d’autant plus profondément qu’elles seront vécues comme imposées.
(…) Pour éviter une telle situation, plutôt que de prendre la voie des robots — tracés et gérés comme du bétail —, nous devons reprendre la voie des humains – solidaires et respectueux. Tisser et promouvoir des réseaux de solidarité avec les livreurs, les étrangers, les sans-abris, les soignants, augmenter le nombre de lits à l’hôpital, de masques pour le public, de tests pour permettre aux personnes malades de savoir qu’elles sont malades, de prendre soin d’elles-mêmes et de leur entourage, en nous faisant confiance les-unes les-autres – voilà une stratégie humaine et efficace.
Vous comprendrez dès lors que je puisse voir rouge en entendant parler de cette application comme d’un potentiel « Commun numérique », juste parce que le code sera mis à disposition. C’est d’ailleurs un problème qui affecte plus généralement l’Open Source et le logiciel libre : ces outils ont été mis en place sur la base d’une certaine philosophie qui ne se préoccupe que du statut juridique du logiciel (certifié par l’apposition d’une licence), mais pas des finalités, et qui, dans une certaine mesure, rend même impossible toute discussion sur les finalités.
J’en avais déjà parlé dans un billet l’an dernier, en soulignant mes doutes à propos de « l’agnosticisme du Libre » :
En réalité, le logiciel libre repose sur une conception libertarienne de la liberté, impliquant une suspension du jugement moral et un agnosticisme strict quant aux fins poursuivies (…). Cela laisse entière la question de savoir à quoi le logiciel est utilisé : servira-t-il à faire marcher un drone de guerre ou un appareil médical destiné à sauver des vies ? Une licence libre s’interdit absolument de porter ce type de jugement.
On voit ici très bien la limite de cette approche et il ne faut pas s’étonner ensuite que l’aveuglement revendiqué vis-à-vis des fins ouvre la porte aux récupérations politiques, en transformant l’Open Source en argument commode pour « commons-washer » quelque chose d’aussi problématique qu’une application de backtracking.
Et pourtant, ils tournent (les Communs numériques !)
Est-ce à dire néanmoins que les Communs numériques n’ont joué aucun rôle dans cette crise du coronavirus et qu’il faut s’interdire de recourir à cette notion pour décrire ce qui s’est passé ? Certainement pas ! Mais ce n’est (hélas) pas vers l’État qu’il faut se tourner pour apercevoir ce que les Communs numériques ont pu apporter pour surmonter les épreuves auxquelles nous sommes confrontés. Depuis le début de la crise, c’est sans doute du côté du mouvement des Makers et des FabLabs qu’il faut aller voir pour comprendre le rôle joué par les Communs numériques dans un tel contexte.
C’est ce qu’explique ce communiqué de presse publié cette semaine par le Réseau Français des Fablabs :
Depuis le début de la crise sanitaire, les Makers français se mobilisent pour lutter contre la propagation du COVID 19 en mettant leurs compétences et leurs outils au service de la société civile.
En quelques jours, notre action, c’est plus de :
– 5 000 bénévoles mobilisés et 100 fablabs en action,
– 50 prototypes (masque, visière, respirateur, pousse-seringue…),
– Des outils collaboratifs de communication (Discord, Facebook, YouTube…),
– 10 000 masques de protection en tissu,
– 100 000 visières antiprojections.
Les Makers appliquent un monde de savoir-faire et de connaissances techniques et scientifiques locales et globalement connectées : les Communs.
Dynamiques itératives et ouvertes de prototypage, recherche et développement collectifs, validation de concepts et de financement sur des temps extrêmement courts, ils sont tous engagés dans l’effort collectif. Ils montrent leur pertinence et leur capacité à déployer cette connaissance ouverte en tous points des territoires.
Si aujourd’hui, ils ont réussi à produire dans l’urgence du matériel médical, c’est grâce à leur culture et à leurs pratiques des Communs. En produisant des modèles Open Source et en les faisant circuler dans le monde entier, ils ont permis de fabriquer très vite des équipements performants et utilisables par le personnel soignant et la société civile.
La manière dont les Makers ont réagi pendant cette crise correspond tout à fait à ce que Michel Bauwens, penseur important du mouvement des Communs, appelle la « Cosmo-localisation ». En appliquant l’adage « Tout ce qui est léger doit monter et tout ce qui est lourd doit descendre« , on pourrait réorganiser notre système de production en mutualisant les connaissances partagées sous licence libre et en relocalisant la production au plus proche, au sein de petites unités agiles dont les FabLabs offrent le modèle. Les réalisations des Makers montrent que cette vision n’est pas seulement une utopie, mais pourrait servir à réorganiser notre économie dans le cadre d’une « Société des Communs ».
Pourtant, il semblerait que cette contribution des « commoners » à la situation de crise reste encore assez largement dans l’angle mort des pouvoirs publics. Un article publié en début de semaine sur le site Makery montre bien l’étendue du problème : « Covid-19 : la mobilisation des makers français est sans précédent, il serait temps que l’État s’en rende compte« . Alors même que l’action des Makers commence à être reconnue par les hôpitaux et que des formes de collaboration s’organisent, comme la plateforme « Covid3D » de l’APHP, les appels lancés aux pouvoirs publics par la communauté pour obtenir du soutien restent pour l’instant sans réponse.
Le fait que d’un côté l’État instrumentalise à son avantage la notion de Communs numériques tout en ignorant de l’autre les acteurs de terrain qui s’inscrivent dans cette démarche est tout à fait cohérent. Le meilleur moyen d’invisibiliser des émergences au sein d’une société consiste précisément, non seulement à ne pas les soutenir matériellement, mais à les dépouiller symboliquement de leur propre langage pour mieux brouiller le sens et semer la confusion. Dit autrement : il ne faut jamais oublier d’ajouter l’injure à la blessure et c’est de cette basse besogne dont Sibeth NDiaye s’est chargée sur FranceInfo, alors que, que quelques temps auparavant, une lettre ouverte envoyée par le Réseau des Fablabs au Président Macron recevait une simple réponse-type de « courtoisie »…
C’est pourtant à travers la mise en place de « partenariats Publics-Communs« , équilibrés et réciproques, que l’on pourra réussir à libérer le potentiel des Communs et à en faire un élément de transformation sociale. L’État fait déjà pleuvoir les milliards pour sauver les gros mastodontes du monde industriel et remettre en marche le plus vite possible l’économie en mode « business as usual« . Mais peut-être d’autres acteurs publics, du côté des collectivités locales, par exemple, finiront-ils par comprendre qu’il faut changer de rail et qu’une des manières de le faire passe par la reconfiguration des rapports entre Communs et action publique.
De l’urgence à (re)penser les « Communs d’après »
Il faudra aussi un jour s’attaquer frontalement à ce problème de la récupération politique du discours sur les Communs et cela impliquera sans doute une révision très profonde de la manière de les conceptualiser. En simplifiant trop le propos pour le diffuser, nous avons en effet sans doute nous-mêmes ouverts la porte au Commons Washing…
Le tryptique réducteur (Un commun, c’est une ressource, une communauté et une gouvernance) – que j’appelle désormais Vulgate des Communs – est trop pauvre pour rendre compte de la complexité de l’approche par les Communs et il comporte par ailleurs de nombreux sous-entendus problématiques. Dans le monde du logiciel libre et de l’Open Source, l’indifférence aux fins poursuivies est tout simplement devenue insupportable et les Communs numériques ont hérité d’une véritable « tare » dont les licences libres étaient déjà porteuses. Cela devrait nous inciter urgemment à prêter attention à des projets alternatifs comme l’Hypocratic Licence, qui remet la question des fins et de la protection des droits fondamentaux au cœur du dispositif.
Certains en France, comme Geneviève Fontaine avec ses précieux « Communs de capabilités », ont proposé des pistes pour rendre les Communs indissociables de valeurs comme la justice sociale. Et pour ce qui est des rapports entre Communs et Numérique, il faudra également conduire un travail de fond pour faire en sorte que les Communs ne puissent plus être enrégimentés au service de l’idéologie techno-solutionniste, dont l’application StopCovid constitue une incarnation caricaturale. Peut-être que pour ce faire, une notion comme celle des « Communs négatifs » pourrait s’avérer utile, en réinterrogeant de manière critique la possibilité d’utiliser le numérique à des fins d’émancipation ?
Bref, s’il s’agit de penser un « monde d’après », encore faut-il pouvoir disposer de notions qui ne puissent pas si facilement être détournées par ceux qui cherchent, à toute force, à faire revenir le « monde d’avant ». Et il nous faudra donc pour cela arriver à (re)penser les « Communs d’après ». Sans tarder.