Renaud Girard : «La France doit cesser d'être le caniche des États-Unis»
Actualités du droit - Gilles Devers, 2/08/2015
Très intéressant entretien de Renaud Girard au Figaro.
Figaro.- Un accord historique sur le nucléaire iranien a été conclu alors que la France s'est montrée en retrait. Laurent Fabius s'est rendu mercredi 29 juillet à Téhéran pour tenter de réchauffer les relations franco-iraniennes. La France a-t-elle été à la hauteur de l'enjeu?
RG.- Comme l'a dit l'ancien ambassadeur à Téhéran François Nicoullaud, dans cette négociation menée avec succès par Obama, les Français n'ont joué que «les grognards ou les utilités». L'initiative a été américaine. Laurent Fabius a même tardé à recevoir l'ambassadeur d'Iran en France. Lors de la conférence de Genève II en janvier 2014, Fabius avait refusé la participation de l'Iran. C'était une position stérile! Comme le disait De Gaulle, «il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités.» L'Iran est évidemment un facteur essentiel dans la résolution de la crise syrienne. Ne pas inviter l'Iran alors que des puissances scandinaves l'étaient, c'était mener une politique non ancrée dans le réel.
François Hollande a pris sur lui de livrer des armes à la pseudo Armée syrienne libre - des missiles Milan, des mitrailleuses 12.7 et 14.5 - ; elles se sont retrouvées au bout d'une semaine aux mains des Katiba islamistes. C'est l'un des plus gros échecs des missions récentes de la DGSE. Espérons que ces armes ne se retourneront jamais contre la France.
Figaro.- La France aurait-elle pu davantage exploiter une position de médiateur?
RG.- Je regrette de manière générale que ce ne soit pas la diplomatie française qui ait réussi ce deal historique, comme elle avait réussi par le passé à faire la paix entre les Américains et les Vietnamiens - je fais référence aux accords de Paris de janvier 1973. J'avais moi-même proposé, dans un éditorial du Figaro du 21 mai 2007, alors que Nicolas Sarkozy et Bernard Kouchner venaient d'arriver aux affaires, que la France jouât le rôle d'honest broker (médiateur sincère) entre l'Iran et les Etats-Unis. Ces deux pays ne sont pas des rivaux naturels. Autour de la mer Caspienne, les rivaux naturels sont plutôt la Russie et l'Iran. Il me semblait qu'une fenêtre d'opportunité se présentait alors, celle de la politique française classique au Moyen-Orient, qui se caractérise par une certaine indépendance. Le fait que Sarkozy et Kouchner entretenaient de fortes relations d'amitié avec les Etats-Unis était paradoxalement un avantage, car l'Amérique n'aurait pas mis de bâtons dans les roues à une initiative française.
Le numéro 3 du régime, Ari Larijani, m'avait reçu le 24 mai 2007 à Téhéran pour me convaincre qu'une ingénierie était possible afin de ramener la confiance entre Occidentaux et Iraniens. Je l'avais amené dans le bureau de Bernard Kouchner fin juin 2007 et il lui avait répété le même message. Cette ingénierie a été trouvée par l'accord historique du 14 juillet 2015 à Vienne. Un arrangement a été trouvé pour rassurer les Occidentaux sur la non-militarisation du programme nucléaire iranien. Évidemment, le Traité de non-prolifération dont l'Iran est signataire autorise les activités nucléaires civiles. Nous avons perdu huit ans, et c'est dommage.
Figaro.- Quelles peuvent être les conséquences économiques et politiques pour la France de ce «raté diplomatique»?
RG.- La France avait une position exceptionnelle qu'elle n'a pas exploitée. On peut craindre que la France, dans les futurs gros contrats qui se noueront en Iran, se fasse dépasser par l'Allemagne, l'Italie ou les Etats-Unis. La politique anti-iranienne quasi obsessionnelle qu'a menée Laurent Fabius au début de son mandat a viré à une attitude plus rationnelle de l'exécutif français - quand Hollande a rencontré Rohani à l'ONU en 2013. J'approuve la visite de Fabius à Téhéran, même si je la trouve tardive. Je me réjouis que le président ait invité Rohani à Paris en novembre prochain.
Figaro.- Peugeot et Renault se sont respectivement retirés en 2012 et 2013 du marché iranien, en raison des sanctions américaines. Les Etats-Unis vont-ils profiter commercialement et économiquement de ce nouveau marché ?
La France a tellement peur des Etats-Unis que nous avons accepté que la BNP paie une amende de 9 milliards de dollars au Trésor américain, alors que la BNP n'avait violé aucune loi française, mais financé l'exportation de produits - ni trafic d'êtres humains, armes ou drogue - en provenance du Soudan, de Cuba ou d'Iran. La justice américaine a pris prétexte que ces transactions étaient libellées en dollars pour étendre l'application de la loi américaine et de ses sanctions commerciales aux relations entre une entreprise française et ces pays. En 1965, De Gaulle dénonçait «le privilège exorbitant du dollar». Aujourd'hui on assiste au privilège exorbitant de la justice américaine qui prétend appliquer sa loi au monde entier. Renault et Peugeot ont été victimes de pressions américaines, nous les avons hélas acceptées. Aujourd'hui, les entreprises françaises craignent d'agir par peur de s'attirer les foudres de la justice américaine. Elles regrettent que l'UE et ses Etats membres aient été incapables de les protéger le moins du monde. Après la scandaleuse amende imposée à la BNP, on aurait pu imaginer que l'Europe infligeât une amende de 15 milliards de dollars à Goldman Sachs pour avoir aidé le gouvernement grec à truquer ses comptes publics afin d'entrer dans la zone euro.
Figaro.- Au-delà du cas iranien, peut-on parler de tournant atlantiste de la politique étrangère française?
RG.- Disons que Bernard Kouchner comme Laurent Fabius n'ont pas apporté de véritable succès à la diplomatie française. La crise russo-ukrainienne serait propice à une médiation de la France, ce qu'a commencé François Hollande le 6 juin 2014 en Normandie, et ce qu'il a poursuivi avec les accords de Minsk, tout cela, main dans la main avec Angela Merkel. La médiation française entre la Russie et l'Ukraine aurait aujourd'hui plus de poids s’il n'y avait pas eu l'incompréhensible boycott en France du défilé de la victoire contre le nazisme du 9 mai 2015 à Moscou, et la ridicule affaire du refus de livraison des Mistral à la Russie. Le refus de respecter les engagements commerciaux sur les Mistral n'a rien changé à la balance stratégique dans cette région - où les Russes sont infiniment plus forts que les Ukrainiens - mais il a inutilement blessé les dirigeants russes.
Notre relation avec les États-Unis m'apparaît de plus en plus déséquilibrée. De Gaulle en son temps avait recadré les choses en affirmant que nous étions alliés, et non alignés. Mais nous sommes aujourd'hui alignés. Sarkozy a commis une erreur en faisant revenir la France dans le commandement intégré de l'OTAN, une organisation militaire dont les résultats ont été médiocres au Kosovo et en Afghanistan. C'est un signe de sujétion qui n'était même pas réclamé par les Américains. Cet esprit de soumission fait que l'on accepte l'espionnage de la NSA. Ce dernier, qui par l'intermédiaire de monstrueuses amendes a mené à la vente d'Alstom à General Electric. J'espère que nous n'entrons pas dans la négociation sur le TAFTA dans le même esprit de sujétion. L'équipe de l'UE composée de 28 Etats aux intérêts divergents entre malheureusement dans ces négociations moins bien armée que l'équipe américaine.
Figaro.- La guerre en Libye s'est-elle inscrite dans cette même logique néo-conservatrice?
RG.- Nous avons détruit le régime de Kadhafi sans prévoir de solution de remplacement. Il y a trois règles d'or à respecter avant toute opération extérieure, hormis le respect nécessaire de l'ONU. Premièrement, une solution de remplacement après avoir destitué un dictateur. Deuxièmement: pouvons-nous garantir aux populations que nous venons «protéger» que leur situation sera améliorée après notre intervention? Troisièmement, cette intervention ménage-t-elle les intérêts à moyen et long terme de notre pays. Par qui Saddam Hussein ou Mouammar Kadhafi ont-ils été remplacés? En interrogeant aujourd'hui les Libyens, on perçoit clairement chez eux un regret de l'époque de Kadhafi où la liberté politique était certes inexistante mais où circulation, sécurité et éducation étaient assurées. A Bagdad, la population regrette aujourd'hui Saddam Hussein qui, malgré ses nombreux défauts, maintenait un pays au fort taux d'alphabétisation. Aujourd'hui à Raqqa, on jette un homosexuel du haut d'une tour, en Syrie, on décapite les chrétiens. Un dirigeant ne peut se lancer dans une opération extérieure pour sa propre gloire ou pour de simples raisons de politique intérieure.
On n'a pas réfléchi aux intérêts à moyen et long terme de la France lorsque nous avons commencé cette guerre en Libye. Car l'effondrement du régime de Kadhafi a provoqué la déstabilisation de tous les pays amis de la France au Sahel, au point que notre ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian avait suggéré dans une interview au Figaro qu'il faudrait engager une deuxième guerre en Libye… pour corriger le chaos provoqué par la première. Kadhafi avait d'innombrables défauts mais il avait une qualité précieuse pour nous: il empêchait que son immense territoire fonctionne comme un appel d'air à l'endroit des candidats à la migration clandestine originaires d'Afrique sub-saharienne.
Figaro.- Comment expliquer l'évolution de la diplomatie française en cinquante ans de l'indépendance d'un De Gaulle à l'alignement des dirigeants actuels?
RG.- Cette évolution est due à plusieurs facteurs: une fascination pour la puissance américaine, un manque de fierté, une façon de baisser les bras. Jusqu'à récemment, demeuraient certains principes de notre tradition diplomatique - comme lorsque Chirac a refusé de participer à la guerre d'Irak, décision soulignée par le discours historique de Villepin à la tribune de l'ONU. Cette évolution indigne est assez difficile à expliquer. Elle a été opérée par des gens qui pensent que la France est trop petite pour exister par elle-même et qu'elle ne vit que dans un grand bloc occidental dirigé par l'Amérique. Cette rationalisation du monde est contestable. Je pense au contraire que nous avons notre mot à dire, notre génie national. Notre alignement ne rend pas service à l'Occident. De Gaulle était beaucoup plus utile à l'Occident en portant une parole différente de celle des Etats-Unis, que ne le sont nos dirigeants atlantistes. Sur la guerre du Vietnam, sur le conflit israélo-palestinien, sur le dollar, le président français avait pressenti ce qui se passerait. En janvier 1969, quand Nixon arrive aux affaires, la première personne à qui il rend visite est le général de Gaulle, qui avait pourtant abondamment critiqué les Etats-Unis précédemment. Preuve que cette critique était productive et qu'on attendait précisément de la France qu'elle critiquât son allié. Qui aime bien châtie bien. Kissinger, qui avait assisté à l'entretien entre Nixon et De Gaulle au sujet du conflit israélo-palestinien, m'a rapporté que Nixon partageait sur ce sujet entièrement les vues du président français. Contrairement à ce que l'on pense, l'Occident attend de la France une analyse droite, autonome, responsable, de la situation internationale, et pas un comportement de caniche qui se révèle à la fin contre-productif pour les intérêts de l'Occident et la paix dans monde.