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Hannah Arendt, coupable de banalité ?

Justice au singulier - philippe.bilger, 13/05/2013

J'aurais été curieux d'entendre la réponse de Claude Lanzmann - mais l'interrogation aurait été iconoclaste - à une question sur les "collabos" ordinaires - ceux qui ont pactisé avec l'occupant sans adhérer à l'idéologie nazie mais pour sauvegarder, protéger autant qu'ils le pouvaient. Pour favoriser, modestement, un moindre mal. Je me doute que Claude Lanzmann aurait été outré face à une telle assimilation mais Hannah Arendt, elle, l'aurait comprise sinon approuvée.

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Je me méfie de ces mouvements médiatiques qui viennent, à la suite de circonstances souvent imprévisibles, écorcher les grands esprits et jeter la suspicion sur des intelligences suspectes d'être trop admirées.

Pour l'immense Hannah Arendt, on sait ce qui inspiré cette remise en cause. C'est le film remarquable qui lui a été consacré par Margarethe von Trotta et qui traite essentiellement de sa présence au procès de l'ancien officier SS Adolf Eichmann, des conclusions qu'elle en a tirées et de l'hostilité que son analyse a suscitée chez certains de ses amis proches et au sein de la communauté juive (La chronique de Luc Ferry dans Le Figaro du 9 mai).

Le livre qui a rassemblé les cinq articles rédigés pour rendre compte des débats, de la personnalité de l'accusé et de son interprétation a fait scandale parce que sa thèse connue sous le raccourci célèbre de "banalisation du mal" est apparue comme une offense aux victimes du nazisme et une manière de réduire la gravité des crimes contre l'humanité dont Eichmann a été l'un des auteurs, l'un des artisans. Il paraît qu'Heidegger, dont elle fut la maîtresse, n'a pas été étranger, avec son "on" à la fois indéterminé et irresponsable, à la conception qu'elle a développée.

Hannah Arendt s'est toujours défendue d'avoir eu une intention aussi traumatisante et sans cesse elle a tenté d'expliquer ce qu'une forme de bureaucratie terrifiante et rigide pouvait entraîner chez un homme comme Eichmann.

Il semble pourtant - le point de vue de Luc Ferry est confirmé, par exemple, par Alain-Gérard Slama dans Le Figaro Magazine sous le titre "Hannah Arendt et l'excès du mal" - que la portée de la contribution d'Hannah Arendt doive être fortement relativisée, voire réduite parce qu'en réalité elle n'a assisté qu'aux premiers jours du procès et qu'elle a donc manqué les moments capitaux où Eichmann a manifesté son idéologie et la haine encore brûlante qui l'habitait et qui provenait d'elle. Donc il n'y avait pas seulement, chez lui, de la banalité, l'accomplissement ordinaire d'une mission de mort ordinaire mais la volonté, par ses actes, de participer à une entreprise dont non seulement il ne discutait pas la légitimité mais qu'à son niveau il favorisait autant qu'il le pouvait.

Non pas seulement un bureaucrate de la terreur et de l'extermination mais un tueur conscient, responsable, déterminé et sûr de son bon droit, de la justesse de sa cause. Une ignominie assurée d'être nécessaire. Une âme sans états au service d'un Etat monstrueux et totalitaire.

Sans aspirer à tout prix à une synthèse - mais il est vrai qu'on ne voudrait rien laisser perdre des deux branches passionnantes de cette alternative -, est-il inconcevable de considérer que le projet idéologique pouvait aussi être compatible avec des modalités "banales", que la frénésie mortifère du nazi n'était pas forcément éloignée du souci, chez Eichmann, d'être, au quotidien, un professionnel compétent et consciencieux de la mort des Juifs ?

Hannah Arendt a été également vilipendée parce qu'elle a accusé les dirigeants des ghettos juifs de "collaboration" en affirmant que sans eux la répression et l'élimination par les Nazis auraient été moindres. On comprend le tollé indigné qu'une telle approche essayant de porter un regard sec et réaliste sur une catastrophe inouïe et une infinité de victimes a engendré.

Claude Lanzmann, dont on n'a pas besoin de dire du bien car il s'estime spontanément indépassable, fera projeter à Cannes un film sur un rabbin, dernier dirigeant survivant du ghetto muré de Theresienstadt, avec lequel, après l'avoir voué aux gémonies, il a entretenu un dialogue d'explication, de compréhension et en définitive d'absolution puisque ce dirigeant, selon lui, était tout sauf un "collabo" (dans Marianne : interview par Aude Lancelin).

J'aurais été curieux d'entendre la réponse de Claude Lanzmann - mais l'interrogation aurait été iconoclaste - à une question sur les "collabos" ordinaires - ceux qui ont pactisé avec l'occupant sans adhérer à l'idéologie nazie mais pour sauvegarder, protéger autant qu'ils le pouvaient. Pour favoriser, modestement, un moindre mal.

Je me doute que Claude Lanzmann aurait été outré face à une telle assimilation mais Hannah Arendt, elle, l'aurait comprise sinon approuvée.


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