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Roger Nimier n'aimait pas le persil

Justice au singulier - philippe.bilger, 14/08/2012

Roger Nimier n'aimait pas le persil mais il n'aurait pas dû renvoyer les plats et s'exiler de la littérature dont il était capable. On ne cultive jamais impunément une singularité vide de sens, inutile.

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Jeanne Moreau, qui a très bien connu Roger Nimier, lors d'un récent entretien (Figaro Madame) nous a révélé que celui-ci faisait systématiquement enlever le persil des plats qu'on lui servait. Elle le félicitait de son bon goût.
Au moment de commencer à rédiger ce billet, j'ai hésité non pas seulement à cause de son sujet apparemment dérisoire mais surtout à cause de Roger Nimier. Qui aujourd'hui se sent encore pleinement en connivence avec cet auteur insolent, mort jeune dans un accident de voiture ? A qui ses livres, en dehors peut-être de son chef d'oeuvre "Le hussard bleu", disent-ils encore beaucoup, à qui leur mélancolie joyeuse et aristocratique vient-elle toujours offrir sa saveur ? La droite buissonnière, la littérature des hussards était venue, au sein d'un monde des idées et de la fiction ennuyeux à force d'être engagé et didactique - on ne lisait pas, on vous formait -, planter un drapeau un peu anarchiste, plein de légèreté et se souciant comme d'une guigne de l'avenir de l'humanité. Il n'y a peut-être plus que Stéphane Million et sa revue "Bordel" pour croire en cette cause ancienne puisqu'au mois de septembre est annoncé un numéro spécial sur ces bretteurs du langage et de la gratuité.
Roger Nimier n'aimait pas le persil, il avait tort de faire renvoyer les plats et devant une telle attitude il n'y avait pas de quoi s'esbaudir.
S'il ne s'était agi que de répudier tout ce qui pouvait porter atteinte à la sensualité de l'existence, à un art de vivre profondément offensé, on aurait compris. Je ne suis pas persuadé que pour une personnalité comme celle de Roger Nimier, que j'ai toujours eu du mal à trouver sympathique en dépit de sa flamboyance sèche et de l'adoration que ses amis intimes lui vouaient (Antoine Blondin, Christian Millau), le dédain du persil et le rejet qui en résultait ne relevaient pas plutôt d'une singularité affectée, d'une marque tellement spécifique que personne ne songerait à se l'approprier, d'un abus plus grossier que délicat.
Le persil, si j'ose dire, c'est comme une moustache sur un visage. Il convient de sacrément s'intéresser à soi et à ce qu'on mange pour se concentrer sur l'obligation de s'orner (croit-on) d'une moustache ou de se priver de persil. Cette mise en apothéose du dérisoire, qui vient altérer la nudité d'une face ou le goût d'un plat, m'apparaît comme un triste souci de soi, de son image, de son assiette.
Je n'aurais pas eu l'impudence de faire un sort à ce minuscule trait de table si Jeanne Moreau ne l'avait pas admiré et si plusieurs des livres de Nimier, évidemment à un tout autre degré, n'avaient pas porté à son comble le snobisme du persil. La force, la puissance du Hussard bleu n'ont rien eu de commun avec le byzantinisme précieux et les états d'âme si peu exprimés, si pudiquement épanchés des Enfants tristes ou de L'histoire d'un amour. Dans ces pages qui se caractérisaient par une rétention, une économie glaçantes à force de ne prétendre qu'à l'intelligence et de ne rien devoir à la sensibilité, on avait envie en permanence de crier à l'écrivain non pas: peut mieux faire mais : il faut changer de chemin. Prendre le monde à bras-le-corps au lieu de chipoter et de le humer par petites pincées. La mine moins dégoûtée, le talent plus chaleureux.
Nimier qui "se la joue" en chassant le persil, c'est aussi Nimier qui répudie la gravité du coeur et de l'esprit pour se réfugier dans un territoire biscornu, hermétique tant il se protège des lecteurs ordinaires. Peut-être Jacques Chardonne n'a-t-il pas eu tort de lui conseiller d'arrêter d'écrire durant dix ans. Nimier a suivi la recommandation, D'Artagnan amoureux est survenu, une nouvelle veine prometteuse, et il est mort.
Roger Nimier n'aimait pas le persil mais il n'aurait pas dû renvoyer les plats et s'exiler frileusement de la littérature dont il était capable.
On ne cultive jamais impunément une singularité vide de sens, inutile.


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