Du pont d'Arcole au bateau ivre : une itinérance...
Justice au Singulier - philippe.bilger, 9/11/2018
Il y a eu la poésie des aurores, la beauté des aubes d'été, la conquête flamboyante du pouvoir, les espérances enfin revenues au coeur des Français.
Emmanuel Macron a surgi, tel Bonaparte au pont d'Arcole, et tout semblait possible, réalisable, surtout incroyablement nouveau. Sa jeunesse ne faisait pas peur. Au contraire elle paraissait signer la fin d'un vieil univers qui avait trop servi. On entendait presque le futur président s'encourager : "A nous deux, la France, à nous deux, le monde".
La première année, en vérité, nous a fait quitter, parce que la réalité récalcitrante n'était pas aisée à dompter et à maîtriser, le charme des virtualités pour nous offrir cependant une prose brillante et, pour continuer la métaphore rimbaldienne, quelques illuminations.
Puis tout s'est déréglé et la déception s'est révélée aussi vive chez les citoyens que chez le président de la République.
Pour les premiers, parce qu'ils sont tombés de haut et qu'il est dur de rejoindre la terre.
Pour le second, parce qu'il a dû se plier à une normalité qui n'était pas celle dont il rêvait puisqu'il avait frôlé les cimes et qu'à l'évidence il ne se considérait pas comme indigne d'elles.
La désaffection des Français est devenue telle, aggravée par une multitude de mauvaises décisions, incomprises parce que mal expliquées, que dans l'esprit public s'est fait jour le sentiment que ce président n'avait plus la main, que cette personnalité impérieuse n'avait plus d'autorité et qu'il avait rejoint la théorie des hommes de pouvoir ordinaires.
Emmanuel Macron décrit comme narcissique et autarcique l'a été si peu en vérité que face à des sondages en baisse constante et, pire, à ceux d'un Premier ministre en hausse continue, comme si celui-ci était destiné à consoler de celui-là, il a décidé de changer de comportement et d'adopter un autre type de dialogue avec les Français. Il a accompli cette mue de manière si ostensible qu'elle n'a pu échapper à personne. Etait-elle liée à une réflexion profonde sur lui-même, ses forces et ses faiblesses ou venait-elle pour apaiser une situation sociale préoccupante et des frondes coagulées, tentant ainsi de les contrebattre ?
Les six jours "d'itinérance mémorielle" ont été sans exagérer une sorte de saison en enfer, l'équipée jusqu'à Charleville-Mézières a été chahutée et ballotée comme un bateau ivre et je ne doute pas que l'ambiance de plus en plus excitée aurait fait le bonheur d'Arthur Rimbaud.
En dehors même de la polémique dont le président a été victime à cause de ses déclarations pourtant équilibrées sur le maréchal Pétain et qui l'a conduit à revenir sur ce qui avait été décidé initialement, il n'était pas difficile de prévoir que ce parcours si justifié d'hommage aux morts de la Grande Guerre et de recueillement dans ses lieux emblématiques serait bousculé, voire occulté par les aléas et les luttes du présent, les fureurs de l'actualité. Notamment par la perspective inquiétante pour le pouvoir de la journée du 17 novembre.
Emmanuel Macron, avec beaucoup de classe mais sans tromper personne, s'est réjoui de ce périple qui a été, pour l'essentiel, un véritable chemin de croix. Républicain certes mais tout de même éprouvant pour le président dont j'ai apprécié la tenue et le courage durant ces quelques jours.
A peine ai-je écrit cela que je suis plutôt enclin à compatir et presque à m'apitoyer - il détesterait ce sentiment - devant ses efforts constants si peu récompensés, sa volonté sans cesse moquée de renouer avec les citoyens même les plus excités dans ces régions sinistrées, désertées par l'industrialisation. Je n'ai pas pu m'empêcher de juger inéquitable et pour tout dire paradoxale l'appréciation d'arrogance dont on a continué à l'étiqueter alors que précisément il s'en est dépouillé, s'il l'a jamais eue, durant ce retour aux sources d'une Histoire tragique, au point de tomber dans une sorte de masochisme présidentiel.
Il en a subi, il en a supporté et il est demeuré impavide. Je suis à peu près persuadé, puisque la France est dorénavant en ébullition fervente et instinctive contre lui et son gouvernement, qu'il n'a convaincu personne mais l'exercice pratiqué jusqu'au bout mérite de la considération, tant on aurait admis de sa part une réplique un peu vive, un zeste d'irritation et qu'il est parvenu, confronté à quelques attaques et insultes indignes, à ne jamais se laisser aller, s'obstinant à expliquer et à réagir. Pour rien.
Au-delà de la politique, ce combat pour redonner sens à son action et transmettre son élan à ceux qui l'écoutaient jusqu'à l'invective parfois, avait quelque chose de pathétique.
J'ai déjà dit à quel point la mobilisation citoyenne a pris en certaines circonstances un tour vindicatif et odieux qui ne relevait plus de l'échange même le plus vigoureux, mais de la haine. Comme si nous étions en guerre civile et sociale et que ce président, parce qu'il avait trop désenchanté, n'appelait que cris, ressentiment et mépris. On me répondra qu'il récolte ce qu'il a semé. Il n'a jamais usé d'une telle violence - sans avoir été mou - et donc il recueille au centuple ce qu'il n'a pas semé. L'inélégance - c'est un mot faible -, dans ce qui aurait dû être un pur moment de reconnaissance nationale, n'a pas été de son côté.
La société française s'éloigne de plus en plus d'un esprit démocratique civilisant par la forme les affrontements et les disputes du fond.
Pour Emmanuel Macron et pour ses successeurs en tout cas, en 2022 ou plus tard, une question centrale se posera. Comment être président de la République dans une France qui exige de la proximité mais pour s'en prendre à vous, de la tenue mais pour ne pas vous respecter, de la rareté mais pour se plaindre de votre indifférence, de l'écoute et du dialogue mais pour les qualifier d'arrogance, une autre politique mais si c'est la sienne, comment être demain celui qu'on admire et en même temps celui qu'on sent proche de soi ? Comme nous mais pas comme nous. Lointain et familier.
Après un chemin de croix, on meurt ou on ressuscite. L'avenir est ouvert.