Communs de la connaissance et enclosures : une réponse à l’historien Allan Greer
:: S.I.Lex :: - calimaq, 30/09/2015
En mars dernier, un article de l’historien canadien Allan Greer a été publié sur le site de « La Vie des Idées » dans une traduction en français. Intitulé « Confusion sur les communs », ce texte m’a rapidement paru important, car il émettait des critiques argumentées à propos d’un des points essentiels de la théorie des Communs : la pertinence de la notion d’enclosure pour désigner les menaces pouvant peser sur les ressources partagées sous la forme de biens communs. Plus précisément, Allan Greer considère que le terme « enclosures » renvoie à un phénomène historique bien déterminé (le mouvement des enclosures ayant frappé les terres en Angleterre en plusieurs vagues à partir du XIIème siècle) et qu’on ne peut l’employer sans tomber dans une métaphore trompeuse à propos de la connaissance et de l’information. Son propos est étayé par des références historiques précises, particulièrement intéressantes parce qu’elle offre un éclairage peu connu sur la manière dont les communs traditionnels ont été démantelés dans les Pays du Sud à l’époque coloniale. Mais il m’a semblé que le raisonnement général présentait aussi plusieurs faiblesses et manquait globalement son objectif. La notion d’enclosure présente à mon sens un pouvoir explicatif important et il y a un intérêt à pouvoir penser de manière solidaire les Communs de la Nature et les Communs de la Connaissance, si tant est que cette distinction ait d’ailleurs réellement un sens.
La Vie des Idées a accepté de publier une réponse que j’ai écrite cet été à cet article d’Allan Greer. Je colle ci-dessous l’introduction et je vous invite à aller lire la suite sur le site de cette revue en ligne. Merci également d’avance pour tous les commentaires que vous pourrez faire pour participer à ce débat, qui touche à mon sens à un point essentiel pour la compréhension de ce que sont les Communs.
Field Dyke (Stone Wall). Par Ian R Maxwell. CC-BY-SA. Source : Wikimedia Commons.
Communs de la connaissance et enclosures : une réponse à l’historien Allan Greer
« Internet est devenu une ressource essentielle au développement de nos sociétés, tant du point de vue économique que culturel ou social. À ce titre, il doit être considéré comme un bien commun, ou commun, qui ne peut être préempté par les intérêts de certains acteurs, publics ou privés, mais doit bénéficier à la communauté mondiale des utilisateurs. […] Les communs sont au cœur des conceptions qui ont présidées à la naissance d’Internet. Ils ont permis sa dynamique créative et l’émergence d’une économie du numérique. Depuis, les communs se sont affirmés comme un fait social. Il s’agit aujourd’hui de trouver les moyens de continuer à faire grandir ce commun au bénéfice de toute la société. »
Cette citation est extraite du rapport « Ambition numérique » remis par le Conseil National du Numérique (CNNum) au Premier Ministre le 18 juin 2015, dans le cadre de la préparation d’une grande loi sur le numérique. Ce texte contient 70 propositions adressées aux pouvoirs publics, dont une partie vise à « promouvoir le développement des communs dans la société ». Cette référence aux communs dans un rapport officiel marque la reconnaissance d’une notion faisant l’objet d’une attention redoublée dans le champ scientifique, notamment depuis l’attribution en 2009 du prix Nobel d’économie à la chercheuse américaine Elinor Ostrom.
Dans son rapport, le CNNum, qui comporte en son sein plusieurs chercheurs spécialistes de ces questions, définit la notion de communs de la manière suivante :
Les “communs” (ou biens communs) sont des ressources gérées par une communauté, qui en définit les droits d’usage, organise son propre mode de gouvernance, et défend les ressources contre les risques d’enclosure. Il peut s’agir d’une communauté locale gérant une ressource matérielle (ex : un jardin partagé) ou d’une communauté globale gérant une ressource immatérielle (ex : Wikipédia). L’approche par les communs constitue une alternative à la gestion par l’État ou par des acteurs privés.
On constate que cette définition fait explicitement référence au concept « d’enclosure », entendu comme une menace à l’existence d’une ressource instituée en bien commun. Or cet usage particulier du terme « enclosure » ne fait pas actuellement consensus. Il a été en particulier critiqué de manière approfondie par l’historien canadien Allan Greer, dans un article publié sur le site de la Vie des idées le 31 mars 2015 et intitulé « Confusion sur les communs ».
Cet auteur conteste l’emploi du terme « enclosure » appliqué à des ressources informationnelles ou intellectuelles sur la base de plusieurs arguments d’ordre historique :
1) Les enclosures renverraient principalement à un phénomène historique délimité, à savoir le « mouvement des enclosures » ayant frappé les terres communales faisant l’objet de droits d’usage collectif sous l’Ancien Régime dans plusieurs pays d’Europe, mais particulièrement en Angleterre, en plusieurs vagues s’étalant du XIIe au XVIIIe siècle. L’emploi du terme « enclosure » en dehors de ce contexte particulier relèverait d’une métaphore trompeuse, notamment lorsqu’on l’applique aujourd’hui aux restrictions d’usage de l’information et de la connaissance imposées par l’extension des droits de propriété intellectuelle.
2) Par ailleurs, Allan Greer souligne que l’histoire comparée des communs montre que ces régimes de propriété partagée n’ont pas toujours été du côté de la protection des faibles face aux puissants. Il fournit une série d’exemples (Amérique du Sud, Amérique du Nord) où des puissances colonisatrices ont imposé le libre accès à des ressources pour affaiblir des populations indigènes et préparer leur expropriation. L’historien met ainsi en garde ceux qui militent aujourd’hui en faveur du partage de la connaissance sur Internet contre une vision trop « romantique » des communs.
3) Enfin, l’auteur revient à l’époque contemporaine pour faire remarquer que la stratégie de plusieurs grands acteurs de l’économie numérique (les GAFA [1]) s’apparente par certains aspects à celle des colonisateurs d’antan. Elle passerait moins par l’imposition de restrictions assimilables à des enclosures que par une instrumentalisation de la logique d’ouverture associée aux communs. Prenant notamment l’exemple des agissements de Google, ayant fait peu de cas du droit d’auteur pour son programme géant de numérisation de livres (Google Books), Allan Greer introduit le concept de « contre-enclosure », qui lui paraît plus approprié pour décrire les dangers dans l’évolution d’internet.
Allan Greer ne remet pas en cause le fait que l’extension des droits de propriété intellectuelle (droit d’auteur, brevets, marques) à laquelle on assiste aujourd’hui puisse s’avérer néfaste et compromettre les promesses originales d’Internet en matière d’accès à la connaissance. Mais au nom de la clarté théorique et de la cohérence historique, il invite les défenseurs des communs à « cesser de s’appuyer aussi fortement sur des allusions historiques aux enclosures des terres communales. » Tout en reconnaissant un grand mérite à cette prise de position d’Allan Greer, notamment pour les références historiques précises qu’il introduit dans le débat, nous souhaiterions dans cette réponse en critiquer la logique et défendre vigoureusement la pertinence du concept d’enclosure appliqué aux communs de la connaissance.
Lire la suite de l’article sur le site de « La Vie des Idées ».
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