Obligations ou désertions : une fuite
Justice au Singulier - philippe.bilger, 28/04/2015
Dans une période qui ne s'y prête guère, remercions le Conseil supérieur des programmes (CSP) pour le sourire largement consensuel qu'il a suscité et qui nous a mis en joie, tant il a rendu ridicule la mission qui lui avait été confiée par Vincent Peillon en 2013.
Il avait à réfléchir sur une réforme des savoirs pour le collège et, de fait, s'il a remis un rapport, force est de considérer que sa réflexion a été limitée, pour ne pas dire orientée.
Tout est touché : le grec, le latin, l'Histoire, les classes européennes, les classes bilangues, l'essentiel devient optionnel et, surtout, il convient de se conformer dorénavant à l'ardente obligation du jeu. Il s'agit de préserver à tout prix les élèves de l'ennui.
Sans abus de langage, pour complaire à ceux qui ont tout à apprendre et à espérer, on déserte l'Education nationale pour la frivolité scolaire. Les professeurs sont sommés d'oublier leur seule légitimité et de se muer en amuseurs. On aura des collégiens ignorants mais apparemment heureux.
Ce qui a fait naître l'hilarité quasi générale est l'incroyable jargon dont le CSP a usé pour imposer l'enflure et l'hermétisme à certaines matières et à quelques activités et lieux sportifs dont le libellé ancien se serait suffi à lui-même (Valeurs actuelles). Plus la substance se vide, plus la dénomination a besoin d'une pompe auprès de laquelle les Trissotin de Molière auraient fait pâle figure.
Cette entreprise de démolition serait seulement ridicule si elle n'était pas révélatrice de la catastrophe qui résulte de la pensée de bureaucrates abscons et déconnectés sur une institution fondamentale pour la démocratie. Qu'en dehors de la dérision citoyenne et, pour une fois, seul motif de satisfaction, de la concorde politique, on continue à prendre au sérieux ces instances pluralistes que le fait du prince a nommées et composées est la manifestation la plus accablante d'une République perdant la boussole au profit d'une fuite dans l'absurde.
Désertions mais aussi obligations. Toujours, en réalité, une fuite.
Ce qui est abandonné, délaissé, il serait urgent de l'imposer ?
Il n'est pas indifférent que depuis quelque temps, en raison notamment du très fort taux d'abstention qui profondément affecte la légitimité des élus, on évoque la possibilité de rendre en France le vote obligatoire comme c'est le cas par exemple en Belgique (Libération).
J'aime beaucoup ce pays et sur plusieurs plans il pourrait nous servir de modèle. Mais il me semble que la France doit se colleter seule avec ce problème de l'abstention qui lui est spécifique.
Rien ne serait pire, pour l'esprit public, que de s'abandonner à cette solution de facilité, de fuite en avant qui consisterait, pour un Etat désarmé face à la désaffection relevant de sa responsabilité, de la médiocrité de ses propositions et de ses réponses, de ses piètres résultats, à décréter la participation aux élections, impérative.
D'une part, cela serait perçu comme le signe d'une faiblesse extrême. Contre l'extrémisme, contre une abstention de moins en moins de négligence et de plus en plus de résolution, on ne pourrait donc faire valoir que le couperet de la loi ?
D'autre part, cela confirmerait la classe politique dans cette impression qu'au fond, elle ne serait coupable de rien et que le remède magique se trouverait en dehors d'elle. Alors qu'au contraire, elle est directement impliquée dans le désastre civique qui vide notre société de ce qui devrait constituer sa force et son exemplarité : le souci du bien commun, le désir de formuler une conviction, une opinion, même pour manifester qu'on se veut hors jeu, l'engagement au service d'une cause, précisément parce qu'aujourd'hui, il faut d'autant plus attacher du sens aux différences que les similitudes sont plus nombreuses.
Le vote obligatoire serait un moyen autoritaire d'ordonner une participation qui ne deviendra bienfaisante, utile et éclairée qu'avec des politiques de droite ou de gauche métamorphosés.
Il serait en plus périlleux d'aggraver l'imperfection démocratique qui gangrène les esprits et les sensibilités, même les plus lucides. Que penser par exemple de ce conseil donné par le président du Sénat au président de la République ? Face au scandale parlementaire de nombreux électeurs non représentés, seulement l'alerter sur le risque de faire entrer à l'Assemblée nationale une centaine de députés FN me semble proprement indécent. Plutôt l'injustice que l'équité ! (Le Figaro).
Pour rien au monde, pourtant, je ne cracherai sur une classe dans l'ensemble de ses représentations et de ses missions, qui est honnie par un populisme dangereux mais, en même temps, on n'a pas à programmer pour celle-ci le cadeau d'un vote obligatoire qui lui garantirait une impunité choquante. Elle se laverait les mains et l'esprit de ce qui la regarde !
Ce n'est pas le citoyen qui est coupable de ne pas se rendre aux urnes. Ce sont les pouvoirs qui l'en dissuadent.
Désertions, obligations : contre la fuite qu'elles entraînent, pourquoi pas, plutôt, la contrition, la volonté et l'action ?
Le courage, quoi !