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Françoise Bourdin : la scandaleuse réussite d'une inconnue

Justice au singulier - philippe.bilger, 24/08/2013

Un jour peut-être, je l'espère pour sa réputation médiatique, François Bourdin connaîtra l'insuccès.

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Les vacances sont un moment magique pour s'abandonner à ce vice recommandable qu'est la lecture.

On n'en abuse jamais et, pour ma part, j'avoue m'être plongé avec délice dans cette surabondance où la vie fictive des autres vous détourne de la réalité triste ou joyeuse de la vôtre. Surtout avec la découverte, grâce à mon épouse, de la tablette Kindle qui rend encore plus aisé et naturel l'exercice. Je croyais avoir besoin des pages qu'on tourne et des livres qu'on tient mais je me suis découvert sur le tard, à mon grand étonnement, une aptitude relative au changement.

J'ai profité des mois de juillet et d'août pour lire plusieurs livres de Françoise Bourdin, une romancière dont j'avais entendu parler grâce à un portrait d'elle dans Libération il y a un ou deux ans.

Elle a commencé à écrire très jeune à l'âge de seize ans puis elle a été jockey. Elle a attendu d'avoir élevé ses enfants pour reprendre son activité de raconteuse d'histoires, pour laquelle elle est si évidemment faite et douée. Après Marc Lévy, Guillaume Musso et Katherine Pancol, elle est, en France, la plus importante vendeuse et il est incontestable qu'elle les dépasse de très loin par le talent, la psychologie et la finesse de l'analyse. Et l'humanité complexe et chaleureuse.

Une légère hésitation m'a saisi devant l'aveu de ce plaisir et de cette appétence, tant Françoise Bourdin demeure une inconnue dont la réussite doit apparaître scandaleuse au cénacle intellectuel et littéraire qui dans la presse écrite et l'audiovisuel fabrique nos goûts et nos dégoûts.

D'abord elle est lue. Et beaucoup lue. J'ai conscience que l'importance de ce succès qui après tout pour un roman ne devrait pas être une tare, la dessert pourtant. Cela est suspect, forcément suspect. Le gros mot est lâché : populaire !

Ensuite, un comble, quand on a commencé ses livres, on ne peut plus les abandonner, ils ne vous tombent pas des mains. La limpidité de son style et la maîtrise de sa technique, la compréhension manifeste qu'elle éprouve pour l'être humain et les ressorts sombres ou lumineux qui l'animent et l'absence totale de vulgarité de ses récits lient le lecteur à ce qu'il a appréhendé du bout de l'esprit avant d'être empoigné et d'accepter sans remords l'enchantement simple, accessible et plus profond qu'il n'y paraît de ses oeuvres.

Certes on devine ses "trucs", ses recettes, notamment avec la clarté de chaque exposition qui met en place et en évidence les éléments sur lesquels le récit va suivre son cours et proposer un dénouement assez facilement prévisible d'emblée. Mais peu importe. Quel romancier n'a pas ses obsessions et sa manière de mettre dans l'écrin de son imagination les éléments que son expérience lui a prodigués ?

Pourquoi ce mépris, en tout cas cette dérision sarcastique à l'égard de cette littérature et de cet écrivain noblement populaire ?

Sans doute parce qu'elles ne confrontent pas le lecteur à des mystères inutiles, qu'elles fuient les obscurités artificielles et qu'elles se servent du langage non pas comme objet d'étude mais comme moyen privilégié de communication et d'expression. Elles ne se haussent pas du col et ne prétendent pas être Marcel Proust contrairement à certains qui ne sont pas loin de croire qu'ils l'imitent en le dépassant. Parce qu'elles acceptent de s'offrir avec une modestie non feinte et sont heureuses de la joie qu'elles procurent. Elles préfèrent un lecteur ravi à un lecteur exsangue.

Les auteurs qui vendent plus qu'elle ont cette touche de modernité vulgaire, de collusion médiocre avec l'air du temps et de singularité, de provocation narrative qui attirent le chaland plus intrigué par le clinquant et la médiatisation injuste que par la retenue sobre et raffinée.

Jamais Le Monde des livres ne consacrera un article à un roman de Françoise Bourdin. Ce serait déchoir. Jean Birnbaum s'étoufferait à l'idée de devoir traiter d'un auteur aussi stupidement lu et célébré. Libération n'ira jamais au-delà du portrait. Même si Françoise Bourdin s'efforçait d'instiller de l'hermétisme, cela, je le crains, ne suffirait pas. Télérama lui reprocherait un manque d'ennui distingué et de n'avoir pas su porter sur ses épaules le monde déshérité d'aujourd'hui.

Le drame central, pour elle, est qu'elle soit évidemment trop lue. Elle n'y peut rien. Dur de devenir un écrivain maudit. Elle devrait perdre ses qualités de romancière et s'inventer des défauts sulfureux et un tantinet nauséabonds.

Un jour peut-être, je l'espère pour sa réputation médiatique, Françoise Bourdin connaîtra l'insuccès.


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