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La barbarie nue et le piège politique

Justice au singulier - philippe.bilger, 26/09/2014

Contre la barbarie nue et implacable, comment éviter la spirale du piège politique ? Comment résister sans se perdre ? Comment gagner, comment protéger en demeurant intelligents, forts et dignes ? Comment vaincre la terreur en rendant le monde plus lisible, plus sûr mais pas, avec les meilleures intentions pourtant programmées, plus chaotique, plus trouble?

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Combien de temps va durer le consensus fondé sur l'abominable assassinat d'Hervé Gourdel par des barbares dont on peine à croire qu'ils appartiennent à notre humanité ?

On ne peut que se féliciter de l'unanimisme de l'Assemblée nationale, du discours ferme et nécessaire du président de la République, de la réaction d'un collectif de français musulmans se proclamant par solidarité "des sales français", du pluralisme médiatique dénonçant l'horreur, des hommages émus rendus à la victime par ses amis et sa commune et de Nicolas Sarkozy nous faisant connaître le soutien qu'il a apporté à la famille Gourdel...

Cette immense émotion, aussi légitime qu'elle soit, constitue pourtant pour ces terroristes la preuve irréfutable que leur crime a payé et bouleversé comme il convenait les consciences françaises. La décapitation de ce malheureux, montrée et diffusée sur certains sites étrangers, n'a fait que favoriser cette monstrueuse tactique mais il convient de saluer sur ce plan la dignité et la réserve des médias de notre pays.

D'abord, le premier mouvement face à une telle tragédie et à un comportement aussi immonde est de reléguer les querelles dérisoires, les débats politiciens et cette injonction, je n'oublie pas de la faire mienne également.

Ensuite, il faut s'arc-bouter sur nos principes et sur un humanisme vrai qui, même face à la sauvagerie, nous dissuadent d'aspirer à une peine de mort en retour. Notre démocratie est incitée à se renier et sa force exemplaire sera d'opposer à cette tentation perverse l'honneur d'une riposte qui ne la placera pas au niveau de cette nébuleuse de l'absolue malfaisance. Mais puis-je avouer qu'il y faut une lutte intime et que ma réaction initiale a été, devant cet acte odieux, d'une telle répulsion que, malgré une expérience de l'univers criminel qui ne m'avait jamais déstabilisé, je n'étais pas loin de souhaiter l'exécution de leur auteur. La barbarie nue pourrait nous faire glisser aisément hors des frontières de notre civilisation de l'esprit, du coeur et du droit.

Enfin, quand j'entends et que je lis - par exemple, de la part d'intellectuels comme Pascal Bruckner et de responsables publics - que nous sommes "en guerre" et qu'il faudra être "impitoyable", je m'interroge. Certes, il s'agit de pensées et de phrases quasiment obligatoires devant ce qui nous dépasse, tant nous avons du mal à concevoir une cruauté aussi froidement programmée, aussi horriblement exprimée et si éloignée de ce qui nous semble au quotidien le pire. La plupart du temps, on peut espérer que la certitude du châtiment et le triomphe de la justice viendront non pas faire disparaître la douleur de la perte mais au moins empêcher que l'impunité ajoute au chagrin.

Pour Hervé Gourdel, nous savons à peu près quel groupe il faut combattre mais qui peut affirmer avec une totale certitude que l'issue sera celle que nous souhaitons tous ? Qu'ils seront pris, qu'ils seront mis hors d'état de nuire, que nous connaîtrons leur visage et qu'alors il nous sera possible d'être impitoyables ?

C'est ce doute qui est traumatisant, cette barbarie qui nous scandalise, qui nous plonge dans une fureur, une réprobation morale totale et justifiée à proportion même de la crainte que nous avons de voir échapper à perpétuité ces assassins à la justice.

La barbarie nue mais aussi le piège politique.

Dans un débat passionnant sur LCI, sous l'égide de Valérie Expert, avec notamment Claude Posternak et Jean-Christophe Rufin au téléphone, j'ai appris un certain nombre de choses, écouté et, sans forcément approuver, compris que la politique de la France et ses multiples interventions militaires qui la plaçaient en première ligne, souvent seule, ne semblaient pas inspirées par une cohérence et une rationalité indiscutables et qu'en particulier, dans cet Orient "compliqué", nos gouvernants n'apportaient guère de lumière.

Sans prétendre que notre président cherchait à compenser frénétiquement sa faiblesse nationale par des offensives internationales et des opérations dont le fardeau devenait de plus en plus accablant, j'avoue avoir été intéressé par des données sur les budgets militaires et presque convaincu par le fait que l'Allemagne, l'Arabie Saoudite et le Qatar, par exemple, étaient largement à même d'intervenir sinon à notre place, du moins à nos côtés. La France n'aurait pas eu à se défausser de ses responsabilités mais d'une part, au nom du réalisme, à faire valoir que d'autres pays aussi armés qu'elle pouvaient s'engager et d'autre part à faire admettre que sans un bras armé européen, l'impression serait toujours donnée de démarches erratiques et parfois contradictoires, si on veut bien se pencher sur la Libye, l'Irak et la Syrie par exemple.

Hervé Gourdel est mort dans des conditions atroces. Décapité.

Je me pose la question : contre la barbarie nue et implacable, comment éviter la spirale du piège politique ? Comment résister sans se perdre ? Comment gagner, comment protéger en demeurant intelligents, forts et dignes ? Comment vaincre la terreur en rendant le monde plus lisible, plus sûr mais pas, avec les meilleures intentions pourtant programmées, plus chaotique, plus trouble ?


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