Pour un journalisme normal
Justice au singulier - philippe.bilger, 21/07/2012
Il paraît que le président de la République, le 14 juillet, a été un tantinet agacé – cela ne s’est pas vu ni entendu – par les interruptions fréquentes de Laurent Delahousse lors de l’entretien à l’Hôtel de la Marine. Elles l’auraient empêché, à plusieurs reprises, de développer son argumentation.
Je le comprends.
Ce minuscule contentieux a tout de même le mérite d’attirer l’attention sur ce que devrait être un journalisme normal parce qu’il ne sert à rien d’avoir l’honneur de poser des questions à un chef de l’Etat ayant fait de la normalité une exigence si les journalistes en face de lui n’adoptent pas eux-mêmes un autre registre. Or, si on a bien senti que le climat de liberté souhaité par François Hollande avait des effets positifs, il était clair aussi que je journalisme politique n’en était pas miraculeusement métamorphosé.
D’abord à cause de ce malentendu qui laisse croire aux professionnels des médias qu’une bonne interview est celle où il convient d’intervenir sans cesse, de couper la parole, de le faire sans courtoisie, même avec insolence si on peut. En forçant le trait, des questions qui laisseraient toute la place aux journalistes et ne permettraient que des réponses minimalistes, donc forcément sujettes à caution. Au risque de décevoir, ce qui passionne le citoyen est d’entendre des réponses argumentées aux questions qu’il se pose et dont il espère que le journaliste sera un vecteur intelligent et poli. Certes, Laurent Delahousse n’avait pas, loin de là, le comportement d’un Franz-Olivier Giesbert avec lequel répondre est un véritable tour de force, quasiment un défi impossible à relever.
Il me semble que la première qualité d’un journaliste normal doit être, sans paradoxe, de savoir écouter son interlocuteur. Combien de fois ai-je perçu que les propos de la personnalité publique n’étaient pas enregistrés ni entendus mais que par anticipation son contradicteur se projetait dans son interrogation suivante, de sorte que les questions étaient moins fondées - puisqu’elles ne s’appuyaient pas véritablement sur ce qui venait d’être dit - que conventionnelles. Elles se greffaient plus sur l’air politique du temps que sur la substance même de l’échange.
La deuxième vertu tient à l’aptitude au langage et à la capacité de synthèse. En effet, dans un entretien qui a la durée de celui du 14 juillet, ou souvent moins, et n’offre pas, par ailleurs, la plénitude que permettent des émissions comme C politique et Le Grand Jury, il est fondamental que le journaliste sache opérer dans sa tête la relation entre le singulier et le pluriel, l’anecdote et l’idée, le présent et l’avenir, la personne et la société. Si trop souvent les réponses sont difficiles, voire impossibles parce qu’elles seraient trop longues, c’est à cause de la médiocre formulation des questions qui n’embrassent pas le réel tout entier et contraignent l’homme ou la femme politique à revenir en arrière, à faire l’historique au lieu d’aller droit au but. Le maniement des mots, la faculté de synthèse, l’intelligence du débat me paraissent représenter, avant l’audace légitime, le privilège des grands journalistes, des journalistes normaux.
Tout évidemment ne peut pas être enfermé dans une interrogation unique et il y aura toujours, même quand le journaliste aura accompli remarquablement son métier, un vide, un inconnu, une marge devant lesquels il pourrait hésiter mais qu’il devra affronter. Ce qu’on appelle pugnacité est précisément cette volonté non seulement de ne s’épargner aucune question gênante mais aussi de ne pas s’arrêter par commodité aux réponses superficielles que l’autre va donner par confort. En réalité, j’ai remarqué, aussi bien dans la presse écrite que pour l’audiovisuel, que le véritable entretien, celui allant au fond des choses, n’était susceptible d’émerger qu’après la réponse immédiate appelant un questionnement plus dense et éclairé. Ce que je souligne là se rapporte même à des entretiens qui nous sembleraient passables, satisfaisants et pas seulement à des scandales absolus comme l’interview de DSK par Claire Chazal sur TF1. Cette « audace légitime » n’a rien à voir avec la grossièreté qui est l’apanage du « journaliste du pauvre » et substitue à la finesse de la pensée et du propos une rudesse et une désinvolture à la portée du premier venu.
Comment ne pas l’admettre ? Le journalisme est une passion, une profession fondamentale, le bras paisible de la démocratie. Mais il ne suffit pas de se proclamer membre de ces intercesseurs nécessaires pour s’imprégner, comme par essence, d’une aura quelconque.
J’ai parlé du pire avec Claire Chazal ou FOG. J’ai connu aussi le meilleur avec Serge Moati, Frédéric Taddéï ou en lisant les questions de Marion Van Renterghem dans Le Monde.
Que le journalisme devienne normal, lui aussi !