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Nous ne serons pas des héros

Justice au singulier - philippe.bilger, 23/02/2013

Cette humanité qui n'est pas capable du meilleur dans, tout de même, le calme d'une Histoire, pourquoi aurait-elle été apte à celui-ci hier, serait-elle prête à lui demain en pleine tempête ? Nous ne serons pas des héros.

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Combien de fois, dans les multiples occasions que la société offre pour s'abandonner à des jeux stupides, ne s'est-on pas demandé ce qu'on aurait été, ce qu'on aurait fait lors des périodes sombres de l'Histoire ? Sous le nazisme, sous le communisme, sous l'Occupation ? Ce qu'on aurait accepté ou refusé dans ces moments terribles où, sans abus de langage, l'humain s'opposant et courageux était sûr de payer de sa vie son audace ?

J'ai conscience que ce type d'interrogation est très artificiel qui nous projette d'aujourd'hui dans hier en nous laissant croire que la rationalité sereine peut aisément se substituer à l'urgence et à l'horreur des temps infernaux.

Il n'empêche qu'un roman récent de Pierre Bayard m'a alerté en formulant cette question : aurais-je été résistant ou bourreau ? L'auteur s'examine pour tenter de deviner ce qu'aurait été son comportement s'il était né "comme mon père en janvier 1922 et m'étais trouvé plongé comme lui dans la tourmente de l'Histoire".

Il me semble qu'aucune réponse légitime ne peut être donnée si on ne récuse pas d'abord la vanité des lucidités et des intrépidités rétrospectives, le privilège trop commode de s'imaginer forcément vertueux et exemplaire et la facilité prétendue du passage sans heurt entre le citoyen moralement impeccable de maintenant et l'homme du passé impliqué dans un monde guère maîtrisable.

Rien ne m'exaspère plus que la certitude absolue d'être du côté du Bien quand on n'a jamais eu à affronter le Mal dans toute son extrémité ni la peur au ventre ni le désir de survivre à tout prix mais seulement une aimable discussion posant de manière théorique les termes d'un débat insoluble. Jamais on ne trouvera dans le présent les preuves de ce qui aurait été notre destin si nous avions été confrontés au pire rouge ou noir, aux dictatures ici ou là. Tout au plus, peut-on se rêver résistant, héros, contradicteur ou dissident.

C'est bien cette espérance qui nous porte quand nous laissons aller notre esprit vers une Histoire où à chaque seconde l'arbitrage était à opérer entre une existence tiède et précautionneuse ou des équipées épiques, grandioses, secrètes, admirables, modestes mais capitales faisant de nous des auxiliaires irremplaçables de l'honneur.

Résistants, en aurions-nous été, en serons-nous si la France se réveillait un jour sous un insupportable joug ?

Qui pourrait avoir l'impudence, l'arrogance de se poser en modèle, de remplacer, sur-le-champ, le doute intelligent sur son héroïsme par l'exaltation narcissique de ses certitudes guerrières ou militantes ?

Personne probablement, sauf à être un imbécile guère pétri des leçons de l'Histoire mais trop empli de soi.

Ce que je souhaiterais seulement, si j'avais à formuler un voeu à propos de mon maintien lors des orages, serait au moins de ne pas créer spontanément des maux supplémentaires, de ne pas aggraver, fût-ce de manière infime, la condition de mes frères humains soumis aux mêmes bouleversements que moi, de ne pas ajouter au malheur du monde sur lequel je pourrais avoir une prise, une influence, une action. Démarche certes minimaliste mais qui est plausible, opératoire : on aurait le droit de l'exiger de quiconque.

C'est bien autre chose qu'inscrire sa marque brûlante comme un héros sur le cours des choses et de vies qui comptent sur vous. Personne ne peut être assuré de cette aptitude au dépassement, de cette témérité faisant que soudain on ne se reconnaît plus parce qu'on s'est oublié pour devenir un formidable acteur, aussi discret qu'on soit, d'une Histoire qui refuse de se laisser dicter sa loi par l'absolu malfaisance et injustice. Les champs de bataille ne surgissent pas n'importe où et dans n'importe quelle âme : en même temps, les héros sont les premiers surpris de l'être.

Aujourd'hui, à entendre le déferlement d'indignation et de révolte, il n'est personne qui n'aurait pas accueilli, sauvé, protégé des familles juives. On sait bien, pourtant, que l'Histoire, contrairement à ce qu'on laisse entendre, enseigne peu et que probablement il y aurait demain le même pourcentage de passifs, de prudents, de solidaires, que lors de cette apocalypse ou d'autres tragédies collectives.

Je perçois ce que l'analyse peut avoir d'indélicat en mettant en parallèle les attitudes historiques et la quotidienneté sans trouble. Mais, à considérer celle-ci, si on veut bien l'appréhender avec bonne foi, on ne peut qu'être surpris - et donc instruit - par la lâcheté vitale, pas seulement intellectuelle, de beaucoup, par la frilosité et le conformisme des rapports sociaux, par une tolérance, une indifférence sans limites. Par une piètre conception de l'honneur d'être homme, libre, responsable, debout. Par la dépendance contre laquelle on ne se rebelle pas. Par l'indépendance pas assez désirée ni conquise.

Cette humanité qui n'est pas capable du meilleur dans, tout de même, le calme d'une Histoire, pourquoi aurait-elle été apte à celui-ci hier, serait-elle prête à lui demain en pleine tempête ?

Nous ne serons pas des héros.


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