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Maux croisés. Et le gagnant est... Jack Lang !

Justice au singulier - philippe.bilger, 14/01/2014

Dieudonné a repris ses représentations. Le Mur sans le racisme et l'antisémitisme. Manuel Valls gonfle ses muscles mais on a le droit de se demander où est passé celui qu'on aimait. Il s'est rappelé qu'il était aussi le ministre des policiers et il est allé en féliciter certains sur les Champs-Elysées. Le président de la République parlera de sa vie privée lors de sa conférence de presse. La France plus que jamais en miettes. Quel cirque ! Une victoire de la République, vraiment ?

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Yves Calvi a eu beau être au meilleur de sa forme (France 2), l'essentiel a été dit en dehors de Mots croisés puisque l'ancien ministre Jack Lang, le même jour, dans un entretien au Monde, questionné par Thomas Wieder, avait souligné, avec une netteté de ton et une fermeté du raisonnement rares dans ce milieu où généralement on passe plus de temps à dissimuler sa pensée qu'à la révéler, les dangers de la récente décision du Conseil d'Etat.

L'absent sur le plateau aurait pu fournir un apport décisif à une réflexion collective sur l'affaire Dieudonné, qui n'a pas échappé, en dépit du souci de tel ou tel d'éviter toute sensiblerie, aux abandons émus du coeur au détriment, m'a-t-il semblé, de la vigueur de l'esprit.

Je continue à considérer que, sur ce plan, la présence d'une Rama Yade auréolée par rien est superfétatoire puisqu'elle est la seule qui a cru bon d'instiller du partisan au cours de cette émission. En effet, totalement "larguée" lors des échanges sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, elle a repris l'antienne sur les liens entre Dieudonné et le FN. Attaquer celui-ci, même hors de propos, cela fait toujours bien dans un débat !

Gilbert Collard, écouté d'abord avec réticence, a réussi à imposer le fait qu'il avait AUSSI le droit de dénoncer les propos racistes et antisémites de Dieudonné et, en dépit de l'ironie quasi générale, n'était pas éloigné du sujet quand il a souligné que l'absence d'exemplarité du pouvoir avait une incidence directe sur beaucoup de dérapages ou de provocations basiques. On ne peut pas prêcher quand on n'est pas plausible sauf à amplifier cette culture de la dérision si bien dénoncée par Alain Finkielkraut et qui ne remplace pas avantageusement la culture tout court.

André Vallini, sur une question d'Yves Calvi rappelant que j'avais qualifié de "militantisme administratif" la démarche du Conseil d'Etat, lui a répondu que pour une fois j'avais manqué de nuance. Sans le désobliger, j'ai plutôt eu l'impression qu'il me reprochait d'être demeuré sur la position qu'il avait initialement adoptée puisqu'il avouait avoir évolué on ne sait à la suite de quoi. Pour le connaître, certainement pas à cause de la victoire apparente de Manuel Valls.

Pour Patrick Devedjian, entre chèvre et chou sur le plan de l'analyse, il ne lui a pas suffi de répéter quatre fois que l'impuissance judiciaire avait imposé l'immixtion de la justice administrative pour faire de cette assertion une vérité.

Ce n'est pas d'hier que j'éprouve une vive estime intellectuelle et humaine pour Barbara Pompili qui est au fond le contraire d'une Rama Yade. Carrée, courageuse, parfois profonde, sans complaisance en tout cas, elle offre cette opportunité à des gens comme moi, guère friands de l'écologie de gouvernement, de pouvoir butiner des richesses ici ou là dans ses interventions.

Et, bien sûr, Alain Finkielkraut. Toujours aussi éblouissant dans la dialectique et la maîtrise de la parole. Avec quelque chose de plus relâché, de moins dominateur dans l'attitude sauf quand à juste titre il s'est indigné de la couverture du Nouvel Observateur avec Eric Zemmour aux côtés de Dieudonné et de Soral et de sa déplorable mise en cause dans l'enquête (?) de Doan Bui et d'Isabelle Monnin.

Il ne m'a pas convaincu quand il a cherché à justifier l'interdiction administrative et le rôle salvateur de Manuel Valls. Non plus quand, regrettant l'irruption du sentiment à propos de la Shoah, lui-même est tombé dans cet inéluctable et compréhensible piège.

Je ne parviens pas à m'expliquer pourquoi, chez cet intellectuel d'élite et d'une honnêteté absolue, la lutte contre le racisme et l'antisémitisme passe forcément par l'acceptation d'un état de droit amputé.

Je persiste : un Etat n'a pas à traiter ses citoyens comme des enfants et n'a pas à détourner, par une pédagogie et des injonctions étouffantes, la liberté d'un public d'aller voir et écouter qui il veut. C'est faire ressembler notre démocratie à un régime totalitaire même s'il est en soie, de velours et pavé de bonne conscience.

J'apprécie Mots croisés même si chacun, avec l'exposition de ses maux croisés - il fallait tenter de demeurer original sur un tel thème - aboutissait en définitive à une forme d'humanisme noble et généreux qui, dans cette période, ne faisait pas courir le moindre risque aux intervenants. Cette démarche consensuelle était d'autant plus étonnante que les tweets passant lors de l'émission - certes sélectionnés - manifestaient un hiatus éclairant entre, d'une part, des citoyens imprégnés de bon sens judiciaire et de répugnance administrative et, d'autre part, des politiques et intellectuels cédant plus volontiers aux sirènes dominantes parce qu'elles avaient gagné grâce au Conseil d'Etat.

Fallait-il que cette décision fût de rupture pour que l'honorable Jean-Marc Sauvé prît la peine de venir l'expliquer et la justifier dans Le Monde avec force éloges sur le président Bernard Stirn !

Il n'y avait rien d'ignominieux à constater la simple corrélation entre le forcing quotidien et impérieux d'un ministre et une décision rendue en référé qui portait une atteinte jamais vue, infiniment préoccupante pour l'avenir, à la liberté des réunions et des spectacles. Il suffira de les présumer offensants pour éviter d'avoir à les juger coupables ou non. L'Etat avant pour se soustraire à la justice après !

Jack Lang a remarquablement démonté, en technicien du droit public et en homme indépendant, les vices redoutables d'une telle démarche. Que vient faire le concept de cohésion nationale dans cette approche administrative ? Que vient faire la référence à un arrêt sur le devoir de mémoire ? Que vient faire l'irruption floue et dilatable de la dignité humaine dans une argumentation qui aurait dû d'autant plus se caractériser par sa rigueur, même sa froideur, et la volonté, l'honneur d'être insoupçonnable ? Comme André Vallini, le Conseil d'Etat en général m'inspire du respect mais en particulier, il n'est pas honteux de s'étonner.

Le courage, contre démagogie et conformisme, paie puisque Jack Lang, dans un dernier sondage, a délogé Manuel Valls de la première place. Le ministre rétrograde, comme d'ailleurs le président de la République. Le Premier ministre qui n'a pratiquement rien dit sur cette affaire remonte légèrement. Christiane Taubira s'est quasiment tue, ce qui frappe au regard de ses vingt mois de parole non opératoire. Une sympathie secrète pour Dieudonné et ses coups de boutoir, d'avant l'obsession antisémite, sur l'esclavage et la traite des Noirs ?

Dieudonné a repris ses représentations. Le Mur sans le racisme et l'antisémitisme. Manuel Valls gonfle ses muscles mais on a le droit de se demander où est passé celui qu'on aimait. Il s'est rappelé qu'il était aussi le ministre des policiers et il est allé en féliciter certains sur les Champs-Elysées. Le président de la République parlera de sa vie privée lors de sa conférence de presse. La France plus que jamais en miettes.

Quel cirque !

Une victoire de la République, vraiment ?


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